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Mon camion et moi
22/06/2021
Temps de lecture estimé : 19 minutes
Auteur
MatthieuBip… Bip… Bip… « La boite vocale de votre correspondant est pleine. Merci de réessayer ultérieurement ».
Je maugrée en raccrochant pour la sixième fois. Il m’avait donné rendez-vous sur la bretelle 658 de la Transcontinentale à seize heures, il est seize heures vingt.
Le froid glacial me saisit sous mes épais vêtements. Par moins vingt degrés Celsius, même les meilleures synthéfibres ne retiennent pas la chaleur longtemps. Qu’est-ce qu’il fout ? Maman m’avait prévenu que la fiabilité n’était pas son fort, mais là je me caille ! Il pourrait au moins vérifier son téléphone…
Autour de moi, les routiers me regardent d’un air suspicieux. J’ai l’habitude.
Soudain, une main me saisit vigoureusement par l’épaule :
— C’est toi le mioche de Zusanah ? Tu fais pas beaucoup plus costaud que sur les photos !
Je me retourne et tombe nez à nez sur une silhouette trapue, le genre taureau de compétition qui a assez vécu pour prendre de la bedaine. La quarantaine bien tassée, le nez un peu rougeaud, mais un air de famille assez clair.
— Oui… J’ai essayé de vous appeler, mais je n’ai eu que le répondeur.
Il me pose une main sur l’épaule, et chacune de mes vertèbres se rapproche de mon coccyx.
— Gamin, le seul qui me vouvoie, c’est le pompiste qui fait mon plein. Et mon téléphone ne capte qu’à côté du camion, les bâtards du satellite me facturent un bras pour l’abonnement, alors je relaie tout par mon truck. Ravi de te rencontrer, blablabla, tout ça tout ça, mais c’est pas tout, je me gèle les burnes et on a de la route à faire. Alors tu vas prendre tout ton bordel et venir poser ça dans l’habitacle.
— D’accord monsi… Stefán.
Je le suis avec mes bagages. J’ai fait tenir toute ma vie dans un sac et une petite valise. Tout ce que je laisse derrière, je ne le reverrais plus.
Arrivé devant le véhicule, je siffle doucement d’admiration. La bête est rutilante, énorme. Le premier marchepied se situe au niveau de mes épaules, et il faut en gravir plusieurs pour accéder à l’habitacle. La portière s’ouvre avec un bruit pneumatique, laissant s’échapper un air chaud chargé d’une odeur de tabac froid.
À gauche, Stefán a déjà pris place côté conducteur. Il fait tourner la clé et me fait signe d’utiliser l’un des deux sièges libres à sa droite. Je dépose mon sac sur un magazine en cachant mon rougissement, puis m’assoit. Pas le temps de boucler ma ceinture que l’énorme mastodonte se met en branle.
— On s’arrache, gamin ! Sébastian, j’vais te dépuceler de la Transcontinentale…
Comme pour ponctuer ses dires, il klaxonne en continu pendant quelques secondes, m’arrachant un sourire.
Quelques virages pour quitter la bretelle d’accès, et soudain, à travers le large pare-brise, apparaît la huitième merveille du monde : la Transcontinentale.
J’avais beau m’être renseigné sur le UNet, rien ne m’avait préparé à la sensation incroyable que je ressens à ce moment : une autoroute immense de douze voies, en ligne droite jusqu’à l’horizon, éclairée de chaque côté par une rangée de lampadaires.
— C’est… magnifique.
— Ah ça, c’est sûr que ça en jette ! C’est pas comme ces avions de merde ou les bateaux qu’on avait avant ! Du bel ouvrage, un truc accepté par tous les gouvernements. Aller de Paris à New York sans descendre de sa caisse, ça c’est la liberté ! À l’époque, les politiciens savaient ce qu’ils faisaient, pas comme tous ces petits pédés maintenant qui ne veulent que s’en mettre plein les poches. La seule chose qui comptait, c’était ton camion et toi, rien d’autre !
Au fond de mon siège, je cherche la ceinture de sécurité. Je comprends rapidement qu’elle n’existe pas, ou plus. Alors, haussant les épaules, je profite de la vue devant moi. Depuis l’intérieur bien chauffé, la couverture blanche à l’extérieur semble presque poétique. Ma mère, Zusanah m’avait parlé d’une époque, plus jeune, où la neige ne tombait que quelques semaines par an, laissant ensuite place à un soleil brûlant et à un climat plus clément. Je me souviens d’un mois de juillet, alors que j’avais douze ans, où le mercure avait atteint les cinq degrés, et du plaisir que j’en avais ressenti. Quelle chance ils devaient avoir, des températures aussi chaudes pendant plusieurs jours ! Maintenant, notre seule saison, c’est l’hiver et le froid. Je suis interrompu dans le fil de mes pensées par la voix bourrue de mon oncle :
— Va ranger tes affaires, je t’ai installé une couchette. Ce soir, on bouffe au restau pour fêter ton arrivée !
Je me lève. Les suspensions énormes du camion et la ligne droite de la route masquent complètement que je suis dans un véhicule propulsé à cent quatre-vingts kilomètres-heure sur une fine couche de verglas. Le sol métallique est sale, sans pour autant être une boite de Petri abandonnée. Quelques mètres derrière les trois sièges, je découvre à gauche des minuscules W.C., à droite une cabine de quelques mètres carrés. Un matelas taché de quelques ronds bruns et jaunâtres, un lavabo de petite taille, un appareil de musculation et une lumière blanche tamisée constituent l’intégralité du mobilier fixe. Sur le sol, comme indiqué, je trouve une petite couchette, un mètre cinquante de long pour cinquante centimètres de large. Je crois qu’il va me falloir faire une croix sur mon intimité pour les prochaine semaines…
Allongé sur l’étroit couchage, je regarde les lumières défiler par le carreau au plafond. Il aura fallu deux ans pour organiser ce voyage. Maman a dû insister lourdement auprès de son frère, par UNet interposé. Il y avait toujours une bonne raison de reporter : un convoi important, une cargaison urgente, un embargo sur le pays… Mais me voilà enfin ici, dans ce camion dont j’ai tant entendu parler. Un mince sourire de satisfaction se dessine sur mon visage.
De l’autre côté de la cloison, Stefán insulte copieusement un conducteur qui a déboîté devant lui. Il allait falloir m’habituer à ça… mais en faisant abstraction de mon oncle, tout était super.
Stefán se gare vers vingt-deux heures. Le soleil n’est pas apparu de la journée, et vu notre direction, nous ne sommes pas prêts d’en voir le moindre rayon.
Le parking brille de néons aux couleurs criardes qui promeuvent différents fast foods, strip-clubs et motels. Mon oncle se dirige vers l’un des restaurants. Le lieu reproduit une ambiance de dinner à l’américaine, et c’est autour d’une grande assiette de frites que nous entamons la discussion. Il me pose quelques questions sur la famille, d’un air distrait. Depuis que ma grand-mère lui a prêté un peu d’argent pour acheter son premier camion, on ne l’a plus jamais revu sous le toit familial. J’avais sept ans à l’époque, et je me souviens de sa dégaine nonchalante, sa tenue de cuir, ses santiags mal lavées, sa barbe drue. Je l’avais admiré toute ma jeunesse : il voyageait à travers l’Europe et l’Asie, sans avoir à gérer les problèmes du quotidien. Pour moi, il représentait la liberté à l’état pur. En grandissant, mon estime s’était parfois teintée de jalousie. Moi, je trimais à assembler des obus à la chaîne, payé au lance-pierre. Lui parcourait le globe, sans contrainte.
Lorsque les avions devinrent interdits, on entendit encore moins parler de lui. Il était toujours occupé à livrer ça ou là je ne sais quelle console dernier cri pour les gosses riches des Chinois. Lorsque la plupart des mers du monde restèrent gelées toute l’année, les bateaux civils disparurent aussi, et la demande pour le transport routier augmenta. C’est à cette époque que les gouvernements d’Europa, l’Union des Nouveaux Travailleurs Soviétiques et la Démocratie d’Amérique eurent l’idée d’un immense axe routier. Les travaux sur la péninsule soviétique et la pointe de l’Alaska prirent des années, mais lorsqu’ils furent achevés, une nouvelle colonne vertébrale de l’humanité apparut. Les prix de l’immobilier le long de la Transcontinentale flambèrent, tandis que les régions les plus lointaines furent progressivement laissées en déshérence.
Après s’être enquis, poliment mais avec un désintérêt visible, de la santé de sa mère (fragile), de sa sœur (en burn-out) et du chien (mort depuis deux ans), il y eut un instant de silence. Entre deux musiques, on entendait les vents catabatiques souffler, dans une ambiance surréelle. Soudain, Stefán reprit la conversation avec passion :
— C’est mon quatrième camion. J’ai usé le premier jusqu’à la corde. Une merde russe, mais je maîtrisais chaque boulon, j’ai changé chaque courroie dix fois ; je connaissais tous les vendeurs de pièces détachées. Déjà à l’époque, c’était mon camion et moi. J’ai travaillé plus dur qu’une pute tchécoslovaque, et j’ai pu acheter mon second camion, un Volvo. Plus de chevaux, plus d’emmerdes ; c’était connecté par contrainte en autonav à la grid guide, impossible d’accélérer pour rattraper les retards. J’en ai chié pour faire la nique aux patrouilleurs de SK. Mon troisième camion…
Il est interrompu par une serveuse qui lui amène la note. Nos burgers respectifs ont été dévorés en un clin d’œil, laissant place à cette conversation sans intérêt.
Mon oncle jette un œil sur l’addition. Il me regarde, puis paie sans sourciller pour nous deux. Tant mieux, car j’ai dépensé toutes mes économies pour le rejoindre : j’ai même dû finir en stop.
Sans un mot, il se lève et me fait signe de le suivre. Dehors, il fait nuit noire, seul le halo cylindrique des lampadaires éclaire une portion du bas-côté. Les flocons de neige qui tombent doucement forment une fine couche sur le trottoir sale. À perte de vue, telles des lucioles, les lampes de la Transcontinentale tracent comme une voie lactée terrestre.
Un immense panneau marque l’entrée dans l’Union des Nouveaux Travailleurs Soviétiques. Il est purement esthétique, voilà plusieurs années que les droits de douane ont été totalement supprimés à la demande des corporations.
Sur la file de droite, nous dépassons une procession de camions estampillés SK. Ils sont presque cinquante en pilotage automatique : les chauffeurs doivent dormir en cabine tandis que seul le conducteur de tête dirige le convoi. Quand on le double, Stefán ne peut pas s’empêcher de lui envoyer un doigt d’honneur, et de hurler dans le proxicom « je te pisse à la raie, sale chiure ! »
Il me regarde et s’explique :
— Ces raclures de SK ! Z’ont niqué tout Europa avec leurs contraintes à la cons, et maintenant ils veulent privatiser la Trans ! Que ça soit accessible qu’à eux et leurs putains de partenaires commerciaux de mes deux. Et le libre entrepreneuriat dans tout ça ? Moi à mon époque n’importe qui pouvait se lancer. T’achetais ta caisse, tu t’engageais à livrer ta daube en temps et en heure et c’est tout, on te faisait pas chier. Maintenant faut des assurances, des garanties de mon cul et montrer patte blanche pour qu’on accepte de te laisser transporter des carottes. Monde de merde… moi je me suis construit tout seul, j’ai pas eu besoin de me faire enfiler par une guirlande de politicards pour démarrer.
— N’empêche… c’est eux qui assument une partie des coûts de maintenance depuis qu’ils ont acquis leur extraterritorialité, non ?
— Seulement sur leurs aires ! Toi si t’essaies d’y foutre un bout de pneu, ils vont te braquer au fusil mitrailleur, te demander ton passeport et te faire comprendre que si tu ne consommes pas dans leur bar de lavettes, tu seras sorti de leur enclave par le camion de recyclage… Moi j’veux le rêve américain, le self-made-man, le travail acharné !
— Ouais enfin… t’as quand même récupéré la thune de maman, tu ne l’as jamais remboursée et on n’a plus jamais eu de toit étanche après ça…
— Ahahaha ! Mon pote, c’est ça le privilège du premier ! T’avais qu’à faire pareil avant moi, tu crois quoi ? Que le rêve américain, c’est de tout donner à tout le monde ? Ça s’arrache avec les dents, ça se mérite ! On n’est pas juché sur des épaules de géants, mais sur les cadavres des mecs qu’ont pas essayé assez fort !
Je reste estomaqué de l’argument. Maman m’avait pourtant bien prévenu… Il semble se rendre compte de ma surprise, puisqu’il enchaîne :
— Enfin bon on va pas en chier une durite, ouais j’ai pas remboursé la thune mais j’ai quand même accepté de te prendre comme apprenti sur la Trans. Et crois-moi, si t’avais envoyé une candidature à ces bâtards de SK, ils auraient vu ton pedigree et ils t’auraient rembarré aussi rapidement qu’un mec qui conduit des déchets radioactifs sur le pont d’Oïmiakon !
— Merci, dis-je ironiquement
— Mais de rien, comme je dis souvent : « Dans la vie, y a trois trucs importants : ton camion, toi, et la famille ».
Connard. Trois trucs vraiment ? Et en quinze ans t’as pas été foutu de demander une seule fois pourquoi t’as jamais pu parler à ta sœur quand tu appelles ? Peut-être que tu sais même pas qu’elle tapine tous les soirs pour qu’on puisse finir le mois sans se faire jeter dehors ?
Mais je ferme ma gueule. Parfois, la meilleure arme contre les crétins, c’est le silence. Et puis, je ne souhaite pas finir sur le bord de route.
Le thermomètre extérieur indique moins soixante-dix degrés Celsius.
Sur les vingt mille kilomètres de la Transcontinentale, certains endroits sont plus fréquentés que d’autres. L’approche asiatique du détroit de Béring est particulièrement désertique : le froid y est encore plus brutal qu’ailleurs, et seuls quelques Slaves survivent ici, la plupart vivotant de petits boulots de maintenance sur la Trans et ses quelques aires. Depuis Krasnoyark, l’éclairage extérieur a disparu et nous roulons à la lueur des puissants phares. Les pneus neige dévorent les kilomètres verglacés.
Cela fait deux jours que nous voyageons. Comme je le prévoyais, Stefán s’est avéré être un très mauvais partenaire de discussion. Il m’a violemment suggéré de fermer ma gueule lorsque j’ai proposé de conduire. Par ennui, j’ai lu l’intégralité du manuel d’entretien de son véhicule, et je suis maintenant incollable sur la tuyauterie interne et les différentes pièces. J’ai lu son contrat d’achat, les modalités pour le changement de plaque d’immatriculation, tout ce qui me passait sous la main. Mais il n’y a pas assez pour m’occuper, et j’ai donc négocié avec mon oncle un accès à l’antenne satellite du camion. Sans cette antenne, en ces lieux reculés, c’est l’isolation totale.
J’ai pris le parti de chercher sur l’UNet des infos sur les territoires que nous traversons. Je lui fais la lecture. Ça ne semble pas le passionner, mais c’est toujours mieux que de me faire crier dessus.
— Cette autoroute était autrefois appelée la route des Os. Elle a été bâtie par des prisonniers de goulag. Beaucoup moururent d’épuisement, ou abattus pour n’avoir pas assez travaillé. Comme creuser des tombes dans le sol gelé prenait trop de temps, on les enterrait directement sous la route en construction. Putain, l’article estime le coût à deux cent cinquante mille morts, un mort par mètre !
— Je l’ai toujours dit, le communisme c’est la mort ! Le triomphe des parasites aux dépens des forts.
Je lève les yeux au ciel, et continue ma lecture :
— La Trans a été bétonnée directement par-dessus l’ancienne route sur une grande partie, avant de dévier vers le nord pour traverser la mer de Béring. Avec le permagel, quand ils font des travaux d’entretien, ils tombent sur des corps en assez bon état… conservés pour l’éternité, ces cadavres voient passer tout le trafic intercontinental de la planète !
— Hé ! Mais attends, ça veut dire que si je roule dans les nids de poule, je foule de mes pneus ces connards communistes ?
— Ça me semble une idée de meeeeeee…
Évidemment, il n’a pas réfléchi plus de dix secondes, et le voilà déjà à rouler sur la bande d’arrêt d’urgence dans les trous de l’enrobé. À 150km/h. Parfois, j’ai vraiment de sérieux doutes sur l’existence réelle de la génétique, pas possible qu’un crétin comme ça me soit affilié.
Une ornière un peu plus large que l’autre nous envoie valdinguer sur la gauche avec un angle inquiétant. En bon conducteur, il compense rapidement d’un coup de volant, mais le poids de la remorque nous déséquilibre. Son avertisseur de collision s’affole, et nous sommes percutés sur le côté par le camion qui nous suivait.
Sonné, je remonte lentement m’asseoir sur mon siège dans le silence mortel qui s’ensuit. Ma tempe a tapé contre la portière droite et saigne légèrement. Stefán est affairé sur l’ordinateur de bord, à analyser l’ampleur des dégâts.
— Ça va, le moteur ne s’est pas éteint, et on a juste plié un peu de tôle derrière quand l’autre connard nous est rentré dedans. Le camion va bien, je vais bien. Et toi ?
J’acquiesce, réprimant une grimace de douleur lorsque ce simple mouvement m’étreint le crâne. Il sourit et commence à rigoler. Soudain, son proxicom grésille :
— Mais c’est quoi ce bordel ? Tu vas prendre un sacré malus sur ta Transassurance, j’ai tout filmé ! Et j’ai le nez cassé…
— Wow ! Calmos frérot, c’est un banal accident. T’inquiète, j’ai le contrat Platinum, ça va passer crème. Écoute, on se donne rendez-vous sur la prochaine station essence pour discuter paperasse et voir comment on gère tout ça.
Stefán me cligne de l’œil avant de couper la communication avec le camion de derrière. Je m’enquiers :
— T’as vraiment le contrat Platinum ? Mais ça coûte une blinde !
— Mec, t’as vu ma gueule ? Jamais de la vie je la paie leur assurance ! L’assurance c’est pour les gars qui conduisent mal, ou ceux qui savent pas prendre leur responsabilité ! T’inquiètes, on va gérer ça entre hommes.
Une nouvelle fois, les avertissements de maman me reviennent en tête. « Tu es bien plus intelligent que lui. C’est un loser sans avenir et sans ambition. Le genre qui passe plus de temps à effacer son historique qu’à écrire l’histoire. Apprends auprès de lui, mais ne le laisse pas t’affecter, et si tu dois choisir un jour, n’oublie pas que ta famille t’aime… »
Mais sérieusement, qu’est ce que je fous là ?
L’autre lavette de SK me suit à distance de phares. Cette truie a pas été foutue de m’éviter : sans lui, tout allait nickel, je gérais grave la situation.
Encore un mec qu’on ne devrait pas laisser toucher à un volant, probablement un drone corporatiste syndiqué qui s’arrête de conduire tous les soirs à dix-neuf heures pétantes pour bien rester dans les clous de son putain de règlement.
À droite, Sébastian a enfin fermé son claque-merde. Suffisait de lui faire embrasser une vitre un peu vite pour avoir le silence, ça n’aura pas eu que des inconvénients de faire le mariole sur sa route des Os.
Quitte à choisir, vu la situation, je préfère que ça soit un gars de SK qui bugne qu’un indépendant.
Quant à ma cargaison, elle a probablement morflé, mais mon camion et moi, on va bien, et c’est l’essentiel. Avec un peu de chance, à la livraison, ils ne vérifieront rien. Chaque problème en son temps, pour l’instant il va falloir gérer l’importun avant qu’il aille tout cafter.
Nous roulons une cinquantaine de klicks jusqu’à la prochaine station. Le brouillard s’est levé, et j’ai allumé les feux de mon truck. D’un geste, je caresse le volant : quand je pense que Sébastian a eu les couilles de suggérer qu’il pouvait conduire ! Un camion, c’est comme une brosse à dents ou une femme, ça ne se partage pas, c’est personnel, fusionnel.
J’ai bien conscience que mon espèce est sur la pente descendante : avec ces foutus pilotes automatiques, l’homme disparaît au profit de la machine. Pour ma part, l’auto-pilote ne tourne que quand je dors : si je suis éveillé, c’est moi qui tiens la barre. Pas uniquement pour appuyer sur la chanterelle, même si ça joue, mais surtout pour imprimer ma putain de volonté au monde à travers mes coups de pédale. Et y aura jamais aucun bureaucrate pour m’enlever ça.
Je me gare sur le terre-plein, une centaine de mètres avant la station. Le brouillard nous a enveloppés, et on devine à peine le bâtiment de béton devant, signalé par quelques lumières.
D’un biceps droit musclé par l’habitude du mouvement, je serre le frein à main. Je me lève d’un bond, rejoins la cabine à l’arrière et commence à m’habiller. Couche après couche, la chaleur m’envahit rapidement. En repassant dans la zone de conduite, je sors de la boite à gants un énorme flingue et vérifie le chargeur. Du coin de l’œil, je devine la question que Sébastian n’ose pas poser :
— C’est pour les ours.
Il semble rassuré. Quel con !
Je laisse ouvert derrière moi, ça lui fera les pieds de se geler les miches. En marchant dans la neige sale des abords de l’aire, j’observe les dégâts sur mon aile arrière. Rien de trop grave, faudra juste que j’enlève les traces de peinture rouge qui se sont déposées. Ensuite quelques coups de marteau de l’autre côté et ça sera comme neuf.
En soufflant de la buée à chaque pas, je me dirige vers le péquenaud, qui m’attend au bas de son camion, emmitouflé dans une combinaison chauffante. Sa carlingue a morflé, mais rien de critique : même le dragon du logo de SK continue de briller sous le pare-brise. Un caillot de sang gelé bouge sous ses narines lorsqu’il parle :
— T’es encore avec un anorak de merde ? Ça fait quinze ans qu’on a la combi chauffante… pour rien au monde je retourne à la synthéfibre. Bon, écoute : j’ai regardé, j’ai bien tapé l’avant de ma caisse, mais ça devrait pas coûter trop cher à l’assurance. Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Bug de l’auto-pilote, j’ai repris le contrôle rapidement. Y en a pas pour trop cher ? T’as déjà fait estimer les dégâts ?
— Nan, pas encore. On n’a pas le droit de se connecter au UNet quand on roule, pour limiter les accidents.
Ces fourmis de SK. Toutes les mêmes. Le règlement, et rien d’autre. Ils sont la chiasse du monde.
— Si t’as rien envoyé, on peut peut-être trouver un terrain d’accord ? Je te passe du cash, tu dis que t’as tapé un élan et on n’en parle plus ?
— Nan, laisse tomber : c’est pas possible. De toute façon, c’est un bug de l’auto-pilote, ta Transassurance va prendre tout ça en charge directement, ça arrive.
— Ouais… mais quand même, je préfèrerais qu’on résolve ça maintenant et tout de suite.
— Bah désolé, c’est pas possible, y a des règles. On va remplir le constat, on envoie tout ça et on n’en parle plus. Je vais chercher ma tablette.
— OK. Te prends pas la tête, j’ai la mienne dans ma poche.
Je dégaine et tire trois fois sur ce matériel humain.
Putain, c’est dingue, on s’habitue jamais au vacarme de ces outils.
Je repousse la carcasse du pied pour la planquer sous le camion, puis je monte à l’intérieur du tracteur. Je vérifie le contenu de la cargaison : du courrier pour le Mexique. Fais chier, ça vaut pas un rond. Dans la cabine à l’arrière, je choppe la couverture, parce que la mienne pue. Dans la table de nuit, une carte de crédit virtuelle, l’écran affiche 1500 ¥. Cool, ça paiera l’essence du mois et une pute.
En repartant, je tire une balle dans l’ordinateur de bord. Je lui avais bien dit que je voulais résoudre ça maintenant et tout de suite.
Je redescends dans le froid extérieur. Une silhouette est penchée sur le corps ; de la synthéfibre basse qualité, je le reconnais, coup de bol pour lui, sinon il prenait une bastos aussi.
— Tu… tu l’as tué ?
— C’est pas moi, c’est les ours.
— Mais… c’est affreux…
— Allez, fais pas ta mijaurée. Tu viens de me dire qu’y avait deux cent cinquante mille mecs qui se faisaient déjà la nique, c’est pas un de plus qui va changer le bilan. Viens, on se tire.
Comme il ne répond pas, je le prends par la manche et le ramène au camion. Ce qu’on ferait pas pour la famille…
Dès que je claque la portière, je m’affale sur le siège et me désape dans la tiédeur du chauffage soufflant. Lui disparaît dans la cabine, sans un mot. Je pose la carte de crédit sur le tableau de bord, puis range mes deux potes Smith et Wesson dans la boite à gants. Un tour de clé, le moteur vrombit : soudain, Sébastian réapparaît, blanc comme un cul de nonne. Il se précipite sur la portière sans la refermer derrière lui. Rapidement, des bruits de vomi me parviennent. Je referme la porte en souriant : je finirais bien par en faire un homme. Moi aussi, la première fois que j’ai buté quelqu’un, j’ai vomi, maintenant ça ne me fait plus rien : ça lui passera aussi. C’est la seule façon de devenir important dans ce monde, et si on n’est pas prêt à écraser un peu les têtes qui dépassent, autant boire du chlore tout de suite.
Alors que je finis ma quatrième cigarette, il rentre et se rassoit. De sa poche tombe un tube de superglue : je ne l’aurais pourtant pas pris pour un sniffeur de colle. Faudra que je lui en touche deux mots à l’occasion. Ça me dérange pas plus que ça qu’il ait besoin de temps pour développer ses couilles atrophiées, mais pas question d’éduquer un junkie. Je déteste les camés presque autant que les politiciens.
Lorsqu’il revient des chiottes, il n’a toujours pas décroché un mot. Quatre heures qu’on roule et cette petite fiotte tire encore une gueule de déterré. La nuit est tombée depuis quelques heures, normalement j’aurais dû brancher l’autopilote et aller me pieuter, mais vu l’ambiance, je préfère conduire. C’est bandant de conduire seul, toutes les voitures se sont arrêtées depuis longtemps, et les rares camions que l’on croise tourne en automatique.
Sébastian se rassoit lourdement tandis que sur mon tableau de bord, un indicateur apparaît en rouge clignotant.
— T’as chié des briquettes ? Le filtre d’évacuation des chiottes est bloqué. Je veux bien être sympa et supporter tes pleurnicheries, mais je vais pas faire la dame pipi pour toi. C’est ton problème !
Je nous gare sur le bas-côté au milieu de nulle part. Sur la route, on n’a le droit de vidanger les déchets que dans certains endroits bien spécifiques, mais c’est plus une réglementation pour ces connards de SK qu’un truc qui concerne tous les routiers. On a toujours vidé nos merdes sur le bord de route et personne n’en est jamais mort.
Je lui tends une clé à molette et commence à lui expliquer quel tuyau vider. Il m’interrompt rapidement parce qu’il “a lu tout le manuel”. Comme quoi, c’est utile un intellectuel : ça sait directement quel tuyau contient la merde.
La portière claquée, je m’empare d’un des magazines qui traîne. J’aime bien les dames dessus, elles me prennent jamais la tête.
Une quinzaine de minutes plus tard, mon téléphone sonne. Sébastian m’a mis un message, il a besoin de mon aide.
Une bordée de jurons, et me voilà emmitouflé, de nouveau dans le froid et dans la nuit. Le blizzard s’est levé, on survivrait pas deux heures dehors par ce temps. Au niveau des essieux arrière, le neveu est arc-bouté sur son outil, tentant sans succès de libérer le bouchon d’évacuation des eaux usées.
Il tremble de façon visible sous le froid.
— Allez, rentre te dégeler le cul au camion, sac à pisse. Mets le contact, ça fera chauffer le moteur, ça doit être bien gelé là.
— Me… merci… grelotte-t-il en réponse.
Je saisis la clé à molette, et commence à forcer. C’est pas une vulgaire évacuation de chiasse qui va me résister longtemps !
Le moteur du camion s’allume, la chaleur ne va pas tarder à se propager sur la carlingue. Ça devrait aussi dégeler ces égouts mobiles.
Mon téléphone vibre dans la poche, mais je suis trop pris dans mes ahanements pour regarder.
C’est fou, on dirait presque que cette saloperie est collée tellement ça tient. Pourtant je fais levier de tout mon poids…
Un mouvement brusque du truck m’arrache la clé des mains. Le con, il a dû passer une vitesse sans même s’en rendre compte ! Je lui hurle de freiner, mais le camion descend du terre-plein et rejoint la voie de droite. L’espace d’un instant, je crains l’accident. Puis les phares s’allument, et le camion s’aligne et commence à rouler en accélérant doucement.
Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Je sors mon téléphone pour appeler Sébastian.
Une notification s’affiche en premier plan : « le changement de propriétaire de votre camion a bien été enregistré. Vous trouverez en pièce jointe notre facture de 1500 ¥… »
Au loin, Sébastian et son camion disparaissent en même temps que ma dernière barre de réseau satellitaire.
Le vent froid me saisit.
Ah, l’enfant de catin.