Nouvelle

Écrits et nouvelles

Rouage

22/05/2021

Temps de lecture estimé : 16 minutes

Auteur

Matthieu

BIP BIP BIP.
En quelques secondes, mon cerveau endormi oublie les délices oniriques dans lesquels il était plongé, se concentrant sur ce bruit désagréable qui emplit mes pensées et l’espace sonore.

On peut bien nous parler de progrès, d’avancement : malgré tous ses miracles, la civilisation moderne n’a jamais réussi à nous soustraire au joug du plus terrible instrument de torture — le bruit du réveil. Arraché au forceps à ses rêves par les décibels déchaînés d’une machine sans émotion, comment se comporter en humain empathique ?

Certains disent ne pas aimer les lundis matin, je leur donne tort : ce ne sont pas les lundis matins qui posent problème, mais cette insupportable et tonitruante répétition.

D’un geste rapide, les mâchoires déjà serrées par l’agacement d’une nouvelle semaine qui commence bien mal, j’appuie sur l’unique concession que la société nous tolère : un énorme bouton SNOOZE rouge au-dessus des cristaux liquides. Le vacarme de la technologie est temporairement remplacé par le sifflement fluet de ma respiration qui s’apaise doucement.

Il ne semble pas s’écouler plus d’une vingtaine de battements de cœur avant que l’insupportable tintamarre ne recommence, plus insistant encore que la première fois, excitant la pression sanguine au sein de mes artères. J’envisage de remettre le couvert pour un second entracte, mais le travail n’attend pas. Alors, comme pour me punir de ma première faiblesse, j’attends, offrant mes tympans en sacrifice au Grand Électronique, ruminant mes idées noires la mâchoire serrée.
Puis, l’esprit toujours obscurci, j’écrase du poing le second bouton de mon radio-réveil, gagnant enfin la libération.

Je sors un pied du lit, puis le second, et j’appuie sur la télécommande qui contrôle mes volets électriques. Dans un silence assourdissant après le raffut du réveil, les lames se lèvent une à une, dévoilant une matinée grisâtre brumeuse et polluée à laquelle je ne prête qu’une attention distraite. Debout, je dézippe la bâche de nylon noir qui entoure mon costume fraîchement livré par le pressing en bas de chez moi.
Sur ma table de nuit, mon téléphone a détecté l’afflux de lumière. D’un petit pépiement joyeux qui ne reflète en rien mon humeur, il m’affiche le programme de mon lundi. Pas besoin de le lire : aujourd’hui, c’est le grand jour.
Tant mieux, j’ai bien besoin de la prime. Ça me permettra peut-être de faire venir une femme de ménage la semaine prochaine — l’appartement est dans un état lamentable.
Voilà vraiment longtemps que Margarita n’est pas passée. Le budget est serré, le loyer en perpétuelle augmentation. J’ai donc dû faire des concessions.

Je saute dans la douche ; il n’y a plus d’eau chaude, ce qui est normal vu l’heure : le réseau de distribution est partagé avec tout l’immeuble, et les derniers levés n’ont plus rien. Ça m’apprendra à utiliser ce satané SNOOZE.
Ne dit-on pas que “L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt” ? En grommelant, je me jette sous le flux glacé qui finit de me réveiller.
Je me savonne avec énergie, puis quitte le bac de douche et me sèche d’une serviette grise qui a connu des jours meilleurs. J’avais pourtant souvenir qu’elle était blanche ?
Un coup de déo sous mes aisselles, un coup de peigne dans les cheveux, un coup de parfum sur la nuque gauche, un autre sur la nuque droite : aujourd’hui est un jour spécial qui mérite qu’on sente bon.
La pile de caleçons propres est vide, mais je suis peu sorti hier, celui de la veille fera l’affaire. Je me glisse dans le pantalon du costume, boutonne ma chemise blanche, enfile ma veste. J’avais prévu de cirer mes chaussures dimanche, mais comme tous les dimanches, j’ai oublié. Je regarde l’heure, crache un juron. Hâtivement, je cire d’une main tandis que l’autre tâtonne avec les contrôles de ma machine à café. Le noir coule à gauche et luit à droite ; j’engloutis ma tasse sans respirer, en me brûlant palais et trachée. Je souffle sur mes chaussures dans une tentative dérisoire de sécher le cirage, puis je m’engouffre dans l’ascenseur avec seulement dix minutes de retard.

Saisi par le froid de la ville, je fais de grands gestes en direction de tous les taxis jaunes qui me passent à proximité, insultant silencieusement ceux qui m’ignorent. L’un s’arrête devant moi, conduit par un Indien qui parle anglais avec un accent à couper au couteau. Je lui indique l’adresse du boulot, m’avachis sur la banquette arrière, et sors mon téléphone par réflexe.

Une mannequin a testé un nouveau shampoing, ses magnifiques cheveux luisent dans le soleil levant de Dubaï. Tenant un singe dans ses bras, un acteur connu explique son engagement dans une réserve Indonésienne. Lucy, la petite fille leucémique, a mis en ligne un message en lettres enfantines majuscules pour remercier tous ceux qui ont pensé à elle pour sa chimio. Une publicité me propose un nouveau déodorant. Un incendie fait rage dans une forêt de Floride, heureusement la maison de retraite a été évacuée à temps ; la photo aérienne, parfaitement cadrée, montre les pompiers sur la route, des flammes derrière eux, la fumée tout autour.

« Sahib, nous sommes arrivés. »
Le chauffeur me parle en plein milieu d’un article sur la misère en Afrique. Sans lever le regard, je lui tends un billet et sors du taxi en émettant un distrait « Au revoir ». Puis, en pilotage automatique, je me dirige vers le stand de café. Il me faut quelques secondes pour noter le bruit répété d’un klaxon proche ; et quelques secondes de plus pour envisager que ce fracas sonore me soit adressé. Je finis par me retourner, et effectivement, mon conducteur me fait de grands gestes des bras, c’en est presque embarassant. Il est à moitié sorti du taxi ; les deux pieds sur le bitume, une main sur la portière qui me fait signe de revenir, l’autre qui appuie frénétiquement sur l’avertisseur sonore. L’espace d’un instant, je succombe à la terreur d’avoir oublié mon téléphone sur la banquette arrière, d’autant que je ne le sens pas dans ma poche. Rapidement, mon cerveau humain corrige cette réaction de mon cerveau reptilien : mon smartphone est dans ma main, pas d’inquiétude.

Devant l’insistance du type, je fais demi-tour au pas de course — je suis déjà pas mal en retard, et John va sûrement me passer un savon. « Qu’est-ce qu’il y a encore ? Je suis pressé. ». L’Indien me regarde, l’air vide, comme s’il déchiffrait mes paroles à vitesse réduite. Il me montre mon billet, puis pointe de l’index son compteur. Je finis par comprendre que la course n’a pas été totalement payée ; et en ronchonnant qu’il me fait perdre du temps, je lui allonge la monnaie. Coup de chance, j’ai de quoi faire l’appoint au centime près, ce qui nous évite le spectacle du rendu d’espèce. Tant mieux, j’ai l’impression que toute la rue nous dévisage et juge cet impudent conducteur.

Un regard à ma montre — une magnifique Autodromo que j’ai pu acheter neuve avec dix pour cent de réduction, une sacrée affaire — me confirme ce que je sais déjà : je suis à la bourre. Tant pis, j’ai quand même besoin d’un café, ça ne me retardera pas trop.

Je badge avec vingt minutes de retard ; sans grande surprise, de l’autre côté du détecteur de métal qui conditionne l’entrée au bâtiment, John m’attend. J’écoute distraitement son sermon. Rien de nouveau : la ponctualité c’est la politesse, l’État nous paie pour notre présence, si je continue comme ça ils seront nombreux à se battre pour avoir mon poste, et ainsi de suite. J’acquiesce, en pensant intérieurement que ce système est stupide. Si John ne réalise pas que je travaillerais mieux avec vingt minutes de retard et un café de plus dans le sang, tant pis pour lui et tant pis pour le ministère, peut-être ne me méritent-ils pas. Je garde tout ça pour moi, parce que je sais intuitivement que John ne comprendra pas ces arguments pourtant basiques. La voix basse, je glisse un « Vous avez raison ça ne se reproduira plus ». John soupire, puis part en notant quelque chose sur son calepin. Il n’est pas bien méchant, il fait juste son boulot, mais parfois il me fatigue, avec son paternalisme insistant.

Ce matin, je suis censé aller nettoyer la salle des témoins, installer le mobilier. Je m’y dirige en saluant mes différents collègues d’un geste ou d’un haussement de menton. Le ministère semble calme aujourd’hui, toutes les huiles sont probablement occupées à relire une dernière fois leurs dossiers, s’assurer que tout est en ordre.

Arrivé dans la petite pièce, je rejoins Tracy, qui frotte une éponge pleine de savon contre la fenêtre. Je reste quelques secondes dans l’embrasure de la porte, à profiter de la vue : il y a un an, Tracy s’est refait la poitrine, et de profil elle offre vraiment un spectacle saisissant. Ça valait clairement l’argent qu’elle a mis dedans.
Tandis qu’elle se baisse pour mouiller son éponge, elle me repère, se retourne et me sourit : « Alors, c’est à cette heure-ci qu’on arrive ? Je te laisse gérer les chaises du coup, c’est lourd et j’ai mal au dos ». Je place mon index et mon majeur à mes tempes, pour imiter un flingue, et je relève la paume verticalement d’un coup, mimant le bruit d’une détonation avec la bouche, les yeux révulsées. Elle rigole. « T’es con. » Elle retrempe son éponge. Je jette un dernier regard sur l’employée callipyge, comme pour en prendre une photo mentale qui égayera ma matinée.
Ensuite, je me dirige vers le placard qui contient les trente chaises pliées, numérotées en chiffres romains gravés dans le plastique noir.

J’installe une première rangée de six chaises, I à VI. Une seconde rangée, la chaise VIII manque depuis deux ans, un sale gros d’Alabama nous l’a cassée en s’asseyant sans ménagement après un coup dur émotionnel. On a envoyé une demande de remplacement dans le mois qui a suivi, et depuis la procédure administrative suit son cours.
Tant pis, je laisse un trou, et je commence la troisième rangée. La discipline méthodique me calme, m’apaise, m’hypnotise presque : j’oublie Tracy et sa poitrine plantureuse, John et ses névroses, la douche froide, même le petit Indien radin. Plus rien ne compte, à part le déplacement silencieux de mes semelles de crêpe sur le carrelage blanc, et le claquement sec de la charnière de métal qui unit les deux composants de plastique de la chaise.
Je continue ma tâche : quatrième rangée, et enfin, cinquième rangée. J’ai mal espacé les quatre premières : il ne me reste pas assez de place dans le petit local, du coup je réaligne et repositionne tout : après tout, les gens viennent pour la vue.

Tracy est maintenant de l’autre côté de la fenêtre, elle me fait un clin d’œil et plaque son visage contre la vitre. Sa joue gauche et son nez déformé font une tache blanche, une forme inattendue et incongrue qui m’arrache un sourire dans cette pièce austère. Je pars dans les couloirs, toquant à chaque bureau pour quémander une chaise de remplacement : partout, comme chaque fois, l’accueil est froid ; les mêmes blagues éculées « t’as vu le budget de l’administration ? Tu crois vraiment qu’on peut se payer une chaise ? ». Je rigole bêtement, parce que finalement, c’est drôle, et je passe au bureau suivant. Au sixième bureau, une femme ridée à l’air triste est plongée dans un lourd dossier. Elle est assise dans un petit canapé qui lui sert pour les réunions et me dit distraitement que je peux prendre sa chaise car elle va partir pour la journée. Je la remercie, contourne son bureau, et soulève sa chaise. Elle me regarde enfin, et lève son index : « En fait… c’est pour quoi ? ». Je lui explique, et elle se ravise alors : finalement, elle aura probablement besoin de la chaise cet après-midi, et elle préfèrerait que j’aille en réquisitionner une autre ailleurs. Elle me glisse le nom d’un collègue absent : je m’introduis dans le bureau et récupère la chaise. Je griffonne un mot d’explication que je laisse sur le clavier d’ordinateur, on ne sait jamais. John dit que la politesse, c’est la ponctualité, je suis quelqu’un de plus simple : la politesse, c’est la politesse. Prendre sans prévenir, ce n’est pas correct.

Je roule la chaise dans les couloirs. L’employé absent n’a probablement pas conscience de sa chance, une chaise quasi neuve, qui ne grince pas, toutes les roulettes en état. J’ai presque envie de m’asseoir et de vagabonder dans les allées comme le ferait un enfant, mais aujourd’hui, le cœur n’y est pas.

Je rejoins la pièce ; Tracy est sur un escabeau, en train de changer un néon qui clignotait légèrement. D’habitude, on attend que le néon scintille suffisamment pour déclencher une crise à un épileptique, mais cette pièce est un cas à part. Gardant l’image mentale de Tracy cambrée sur l’escabeau, je soulève la nouvelle chaise pour la reposer entre VII et IX. Des petites ailettes, derrière les roulettes, me permettent de supprimer la mobilité de la chaise : je m’assois pour tester, et d’un œil de connaisseur, je vérifie tous les alignements. Un dernier ajustement, puis je referme le placard qui contenait les chaises, contrôle les néons de la pièce attenante, et je propose à Tracy d’aller manger avec les gars du service administratif. À mon grand regret, elle décline mon invitation. Je lui demande si elle a un rendez-vous galant de prévu, et je déduis à sa rougeur spontanée que c’est probablement le cas. Tant pis pour moi. J’espère que ça se passera mal entre eux rapidement, comme d’habitude, et que ça me fera une nouvelle opportunité, si j’ose m’en saisir. Je lui souhaite bonne chance en haussant les sourcils deux fois, et je la laisse ranger sa bassine et son éponge. Pour ma part, je me dirige vers les administratifs, qui m’attendent déjà à la sortie du bâtiment.

Avec le temps, on a appris à bien se connaître : ils sont plus drôles que les filles de la compta, et ils ont toujours des anecdotes à raconter sur un dossier en cours ou une date incorrecte qui fout le boxon dans l’ordre bien établi de la Justice. On se met d’accord sur le restaurant, un bar à burgers : on en débat peu, car c’est notre choix par défaut. Leurs frites courbées sauce cajun sont un délice, le ketchup est gratuit et bien sucré, et le triple steak de leurs burgers dégouline sur le cheddar et le pain au sésame.
Effectivement, à peine servi, le bun délicatement toasté fait de son mieux : il essaie d’absorber ce nectar de cuisson, mais c’est peine perdue. Il y en a trop, ça continue de couler, ça arrive sur les doigts, une goutte qui reste sur la phalange, puis une deuxième, une troisième, et la gravité reprend ses droits. Les gouttes devenues torrent coulent sur la paume tandis qu’on mord avidement, en faisant un petit bruit d’aspiration, parce que la pression fait ressortir encore plus de jus. Une moitié part dans la bouche, l’autre moitié dégouline le long des mains. Alors on repose le burger, on se lèche les doigts, on prend une serviette, on se nettoie. En rigolant, parce que c’est bon, on chiffonne la serviette, on la jette, on mange une frite que l’on trempe généreusement dans le ketchup, et ainsi de suite jusqu’à la disparition totale du burger.

Aujourd’hui, d’un accord tacite, personne ne parle boulot. Chacun raconte son weekend. L’un mentionne ses différentes conquêtes, photos de l’appli de rencontre à l’appui : « Et celle-là t’en penses quoi ? Elle est trop maquillée non ? ». L’autre nous explique que sa femme et ses gosses le font chier. Un troisième enfin est parti skier au bord d’un lac, il a roulé toute la nuit du dimanche pour revenir, il est crevé, mais ça valait le coup.

C’est le premier du mois, et la discussion tourne autour des salaires. Je m’en désintéresse, je sais qu’ils gagnent plus que moi et ça a tendance à me rendre jaloux. À la place, je préfère plutôt aller remplir mon verre de soda à nouveau, et je le sirote en contemplant distraitement les voitures qui passent dans la rue.

Je regarde rapidement mon téléphone.
Un enfant filmé par ses parents éclate de rire devant un écran d’ordinateur. Un chat suit un pointeur laser et dévale un escalier cul par-dessus tête. Ma sœur se plaint publiquement des décisions gouvernementales qui défavorisent les bons citoyens de la classe moyenne. Une promotion me propose du cirage qui s’applique plus facilement et laisse la chaussure respirer plus efficacement, pour une meilleure conservation du cuir.

Je pénètre de nouveau dans le bâtiment du ministère. L’électricien d’état est déjà là, il discute avec deux types importants, probablement les boss du boss du boss de John. Le genre qu’on ne voit jamais au jour le jour, mais qu’on appelle instinctivement « Messieurs » quand on les croise.

Cet après-midi, je suis affecté à la gestion des témoins. Les premiers ne vont probablement pas tarder à venir, je me rends donc dans la salle, debout face à la porte, les mains dans le dos. La longue attente commence.

La première personne qui se présente, une femme blonde pète-sec habillée de façon très stricte, est porteuse d’une invitation pour le siège I. Typique, les premiers concernés sont souvent les premiers arrivés. Je la sonde du regard, ses yeux semblent légèrement vitreux. Lorsque je lui propose de s’asseoir, ses gestes sont lourds, saccadés, comme si le cerveau et les muscles avaient une connexion de mauvaise qualité qui ralentissait chacun des signaux. Je reconnais sans peine la marque des antidépresseurs : en a-t-elle trop pris, par accoutumance ? Ou au contraire, est-ce son galop d’essai, et s’est-elle laissée surprendre par leur puissance ? Je n’en sais rien, et je l’abandonne à ses pensées. Son regard arpente lentement la salle, le carrelage, la lumière blanche malaisante des néons, et l’immense fenêtre juste devant elle. J’ai repris ma position d’attente. J’entends derrière moi sa respiration lourde, légèrement rocailleuse.
Elle me met mal à l’aise.

Trois journalistes arrivent, numéros XIX, XXVII et XXVIII. Ils sont en avance, ils ont dû manger ensemble. Ils s’installent rapidement, en discutant, baissant un brin la voix lorsqu’ils constatent la présence de la dame devant eux. À peine assis, celui sur la quatrième rangée se retourne vers ses deux collègues. « Vous avez quelque chose de prévu après ? Sinon ma femme vous invite pour l’apéro… »

Le témoin suivant est un homme, numéro II. Il pue l’alcool, a les cernes de celui qui n’a pas connu le sommeil depuis plusieurs nuits. Quand je lui désigne sa chaise, il tique sur la présence de la femme, bafouille un « Bonjour » rapide à son encontre, avant de s’asseoir en regardant droit devant lui, les mains sur les cuisses. Il se gratte la joue, croise un pied puis l’autre, les yeux toujours droit devant lui. Enfin, il se relève pour revenir vers moi : il souhaiterait, si ça ne pose aucun problème à l’administration, se placer sur la chaise VI, plus loin. Je l’informe que les places sont assignées, non échangeables. Il s’excuse avant de retourner s’asseoir et de recommencer son curieux manège. Sa cuisse gauche commence à battre la mesure : il la regarde, comme surpris de la volonté de son propre corps, puis se lève à nouveau pour aller faire les cent pas dans le couloir.

Une grand-mère, peau couleur d’ébène et vêtements noirs, se manifeste discrètement. Ses yeux sont secs, mais des traces de mascara trahissent les déluges antérieurs. Je lui indique sa place sans un mot, la gorge nouée, parce qu’il ne faut pas un génie pour deviner qui elle est, et ce que sa présence doit lui coûter.

La salle continue de se remplir, petit à petit, à mesure que l’heure fatidique approche. Sur les premières rangées, les familles restent silencieuses, l’esprit hébété de se trouver là, après des années d’attente et d’incertitude.

Sur les rangées qui suivent, les officiels et les journalistes discutent comme si de rien n’était. Une routine créée par le poids des habitudes, le cœur endurci par la répétition de ces macabres spectacles.

De leurs échanges, je saisis l’essentiel. Zachary gardait un gosse. L’enfant a été étranglé. Zachary reste depuis prostré dans un quasi-mutisme qui n’a pas facilité le procès.

Alors que l’horloge de plastique blanc indique 16 h 46, du mouvement apparaît derrière la fenêtre. Deux gardes entourent un homme aux yeux fous et l’asseoient sans ménagement. Ils réajustent ses chaînes. Quand les deux gardiens se retirent, un homme d’Église s’approche et tente d’engager un dialogue. La vitre insonorise tout, mais les grands yeux paniqués et la bouche hurlante de Zachary nous en disent plus qu’assez sur son état d’esprit. Comme souvent, j’ai l’impression de lire sur ses lèvres un même mot qui se répète, encore et encore, comme une litanie, comme un disque rayé, comme le dernier espoir de celui qui se sait condamné.

Dans la salle, la grand-mère a explosé en pleurs. Ses sanglots sans retenue ont finalement fait taire les rangées du fond. L’homme assis sur la seconde chaise semble avoir décuvé d’un coup, il est pâle comme un linge, immobile, et cligne à peine des yeux. Quant à la femme blonde, ses larmes coulent discrètement, stoïquement, presque avec noblesse.

L’électricien d’État a pris son poste, dans l’autre salle.
Il est 16 h 59.
Le silence se fait de mon côté, tandis que sur son siège, Zachary continue de hurler encore et encore.
Un homme s’approche derrière lui, pose une large éponge dégoulinante sur le crâne rasé de Zachary, qui s’époumone à nouveau, la mâchoire presque déboitée par la force de ses supplications. Mais l’insonorisation est parfaite, elle est prévue pour, et ici, rien ne transpire ; rien sinon les gémissements entremêlés des mots « Mon fils »…
On passe sur la tête de Zachary une grande cagoule de cuir noir, qui lui masque le visage et le menton, étouffant ses derniers cris.
Il est 17 h.
Au premier bondissement du corps, je détourne le regard pour scruter le couloir. J’entends un hurlement déchirant derrière moi, puis des sanglots.

Je me retourne, ignorant avec détermination le spectacle de l’autre côté de l’immense vitre. La vieille dame est prostrée sur sa chaise, les yeux dans les paumes de ses mains, elle pleure maintenant en silence, dépossédée de toute sa force, de sa volonté. Derrière elle, un des journalistes la regarde, les doigts sur la bouche, comme pour retenir des hauts le cœur. La femme de la première chaise a glissé sa main dans celle de l’homme, ses yeux ne semblent pas pouvoir se détacher de ce qu’elle voit, juste devant elle. Lui contemple ses chaussures, sans jamais cligner, hébété, surpris, vidé.

Quelques minutes plus tard, le médecin légiste nous rejoint : « Mon avis professionnel est que le condamné est mort d’une mort très rapide et humaine… »
Sa mère émet un long hurlement, qui interrompt le légiste, avant de s’enfuir dans le couloir, laissant derrière elle le reste de la salle.

Le médecin reprend immédiatement, mais je n’écoute pas la suite de son rapport. Mal à l’aise, je me contente de saluer d’un hochement de tête simple mais approprié le départ de chacun des témoins. La pièce se vide doucement, les derniers à partir sont l’homme et la femme qui me quittent sans un mot, sans même me voir, les mains toujours serrées.

De l’autre côté de la fenêtre, un rideau de plastique noir a été tiré sur la scène.
Je commence à ranger les chaises ; ça ne fait pas partie de mon planning, mais je n’ai pas la tête à quoi que ce soit d’autre. Solennellement, je replace chaque chaise dans le placard, et je rends celle empruntée ce matin.

Sur le chemin du retour, je croise Tracy, qui me propose une bière au bar. Mon cœur hésite, il n’est pas à la fête. Dans ma poche, une vibration de mon téléphone me rappelle au monde réel, à l’immédiateté de la question. Alors j’accepte. Au fond de mon âme, je place mon mal-être dans une caisse que je referme à clé, avec les souvenirs des précédentes sessions. Il est temps pour la vie de continuer.

Je mangerais bien au restaurant indien ce soir. Peut-être même que j’oserais inviter Tracy après une ou deux bières.