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Le gardien de phare

27/04/2022

Temps de lecture estimé : 3 minutes

Auteur

Matthieu

Çizif se réveille en sursaut, le visage baigné de larmes. Les braises dans le foyer ne rougeoient plus.
D’un pas lourd, il descend l’escalier en spirale, les doigts contre la pierre lisse de la paroi.
En bas du phare, il compte les traits inscrits sur le mur. C’est sa dernière journée.
Ce soir, il gravera le bâtonnet final, et demain, le bateau viendra.

Comme tous les matins, il fait le tour de son île. Dans une nasse cousue de son ultime chemise, il trouve quelques poissons. Une mouette survole le piège, riant de sa maigre pêche.
Il lance un galet et l’oiseau s’effondre, assommé au sol. Il salive d’avance en ramassant le volatile, car depuis qu’il a terminé ses réserves de nourriture, il ne mange rien d’autre que du poisson. Peut-être aurait-il dû mieux se rationner ?
Il saisit l’un des poissons emprisonnés, le mord à pleines dents. À la deuxième bouchée, l’animal cesse de se débattre, et il peut plus facilement extraire les viscères et l’arête centrale.
Il engloutit le reste, les yeux fixés sur l’éternel ressac de la houle calme du matin.

De retour au pied du phare, il plume l’oiseau lapidé. La masse froide du bâtiment le protège du soleil d’été. Son ouvrage terminé, il range la mouette dans son sac.
Ses mains rugueuses saisissent la hachette, et passent le fer émoussé sur sa meule à aiguiser.

Il lui faut quelques minutes de marche pour rejoindre les premiers arbres. Leur ombre est bienvenue, tandis qu’il commence sa tâche.
Lever, frapper. Lever, frapper.
Chaque choc lui arrache un hoquet de douleur. L’articulation de ses épaules ne supporte plus ce mouvement trop répété.
Pourtant, il continue, car ce soir, le phare doit briller.
Lever, frapper. Lever, frapper.
Bientôt, il rejoindra sa femme laissée sur le continent.
Lever, frapper.
Elle a son caractère, mais il l’aime à sa façon.
Lever, frapper.
Lorsqu’il avait commencé à perdre pied, il était devenu oisif, buvait sa maigre solde.
Lever, frapper.
C’est le père de sa femme, un armateur, qui lui avait trouvé ce poste. “Excellent pour un nouveau départ”. Et payé d’avance !
Lever, frapper.
Les premières semaines au phare avaient été dures.
Lever, frapper.
Le jour de son départ, à l’Assomption, elle lui avait annoncé être enceinte. Il avait voulu tout annuler, rester. Elle l’avait convaincu : “pour le bébé, c’est mieux que tu ne sois pas là, au moins les premiers mois”. C’est vrai qu’éméché, il se laissait un peu emporter. Sa femme pouvait endurer, mais probablement pas l’enfant dans son ventre.
Lever… frapper ?

Il interrompt son mouvement, perdu dans ses pensées.
Il saisit quelques bûches grossièrement taillées, les dépose sur sa brouette rafistolée, puis reprend sa hache et se perd dans son travail.

Il vide un énième chargement de bois au pied du phare.
Il jette un œil au soleil, il lui reste le temps de faire un dernier aller-retour avant le crépuscule et l’allumage du phare.
Il boit à grandes gorgées de la citerne attenante. L’huile pour alimenter le phare a disparu depuis belle lurette, mais l’eau pure reste là, abondante, fraîche, au goût un peu terreux.

Lorsqu’il dépose son dernier fardeau de combustible, le soleil darde ses derniers rayons. C’est d’habitude le moment où il grave un trait sur le phare, pour marquer le passage du temps, pour ne pas sombrer dans la folie. Mais à quoi bon ? Demain, le bateau sera là.

Il prend quelques bûches et commence la longue montée de l’escalier en spirale. Il allume le feu du phare, et tandis que les flammes montent, il nettoie de son avant-bras les miroirs de métal noircis par la suie de la veille.
Il prend quelques minutes pour contempler les flammes, les vagues, les étoiles. Faire cuire la mouette, avant de retourner à la base du phare.
Çizif construit un nouveau fagot. Il monte l’escalier marche par marche, essoufflé.
Il dépose sa charge dans le foyer, puis redescend chercher la suivante.
En haut, cela sent la résine de bois qui brûle, la viande.
En bas, l’iode marin et le vent.

Il n’a pas pu couper assez de bois pour tenir le phare allumé toute la nuit.
Son corps usé par les années n’a plus sa vigueur d’antan.
Déjà, les flammes disparaissent au profit des braises.
Les yeux dans les étoiles, Çizif pleure en silence.
Aujourd’hui encore, il a fait de son mieux.