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Écrits et nouvelles

La tisseuse

19/11/2021

Temps de lecture estimé : 34 minutes

Auteur

Isabelle

Hamamélis

Elle lisse de ses longs doigts les nombreux fils noirs, enchevêtrant d’une main habile les brins de coton. Elle travaille au rythme d’une horloge, chaque geste suivant le même tempo que le précédent. Ses mains dansent sur une musique familière. C’est seulement à l’arrivée du dernier brin qu’Hachiko s’arrête. Elle respire et lève les yeux. Le soleil est bien plus haut que lorsqu’elle s’était attablée à son ouvrage. La matinée se termine mais, malgré l’heure, la couleur de l’astre est douce, rehaussant le vert des arbres et brillant sur la terre humide. Son chat, Haiiro, profite de l’arrivée du printemps sur la terrasse en bois. Il lui semble que la nature s’accorde à son état, une lumineuse joie pourtant mesurée. Elle observe sa tapisserie, heureuse de la voir entière et terminée après l’avoir tant imaginée. Dès le premier battement de cils, les couleurs s’étaient imposées à elle, à la seconde où la vieille dame lui avait posé sa question. La voici, sa réponse : sous ses yeux. Hachiko fait glisser la pulpe de ses doigts sur le relief, profitant de la rugosité des fils pour s’assurer que son œuvre est bien réelle. Il ne manque plus qu’à la finaliser. Elle ouvre le tiroir et attrape de fins ciseaux d’argent. Une fois terminée, elle se lève pour aller chercher du papier de soie dans lequel elle cache la pièce faite de fils de coton. Elle l’amène dans son salon, la posant au centre même de la table sur laquelle elle prendra le thé avec la vieille dame cet après-midi.

C’est tout juste après le déjeuner qu’Hachiko entend les petits pas fouler la terre sur le chemin qui conduit jusqu’à chez elle. Elle attendait sa cliente sans vraiment le faire, sachant que son après-midi se déroulerait d’elle-même. Hachiko s’apprête dans sa cuisine, réchauffant l’eau jusqu’à ce que des minuscules bulles se forment au fond de la casserole. Elle rassemble les feuilles de thé vert. Elle amène son plateau dans le salon, là où les shōjis ouverts permettent d’avoir une vue sur l’extérieur. D’abord son jardin, puis les arbres ainsi que le chemin de terre sur lequel se trouve sa visiteuse, et plus loin dans la vallée, la ville bruyante et ronflante. L’installation du plateau de thé incite la vieille dame à se déchausser et à accéder à l’intérieur de la maison en passant par la terrasse en bois surélevée. Elles s’assoient sur leurs talons, l’une en face de l’autre. Hachiko lisse son kimono beige orné de branches d’hamamélis. Le thé est servi en silence, jusqu’à ce que les deux femmes lèvent leur chawans pour y tremper leurs lèvres. La discussion qui s’engage se fait chaleureuse, comme deux amies se retrouvant pour échanger des banalités, jusqu’à ce que le breuvage soit terminé. Alors seulement la dame lance un regard sur le paquet posé sur la table.

« Vous pouvez l’ouvrir. » dit Hachiko.

Lentement, ses mains s’approchent du papier de soie. Elles ouvrent ses feuillets un à un. Hachiko se demande si les tremblements qu’elle perçoit montrent une certaine excitation, une peur, ou bien s’ils incombent à la vieillesse. La visiteuse s’arrête subitement, ses yeux se perdent sur le tissage : de longs fils blancs partant du haut disparaissent en bas en un long et unique fil qui s’arrête pour laisser toute la place aux brins bleus et noirs créant des reflets sombres par leur enchevêtrement.

« Alors, c’est ainsi ? »

La tisseuse sent que cette question ne demande aucune réponse. La dame ne se formalise pas du mutisme de son hôte. Hachiko détaille son visage. Elle n’y voit aucune peur. Un autre sentiment apparaît plutôt, un calme indicible, dont la subtilité ne peut se voir que grâce au relâchement de sa mâchoire, à la diminution de ses rides, à la subtile douceur dans ses yeux.

« Alors… c’est ainsi. » conclut-elle.

Hachiko ferme ses yeux avec lenteur et baisse la tête vers le sol. La vieille dame la suit dans ce rituel silencieux.
Le reste de l’après-midi passe avec lenteur. Petit à petit, les nuages couvrent le ciel comme cela arrive si vite au début du printemps. Au crépuscule, lorsque l’orage éclate, l’odeur de la terre mouillée remplit sa maison. Elle fait le tour, fermant un à un les shōji. Elle se replie chez elle. Au loin, elle entend le moteur d’une voiture qui casse le lancinant martèlement de la pluie. Le bruit se rapproche, puis s’arrête. Elle se fige alors qu’elle perçoit une portière qui claque. La tisseuse fait craquer le parquet de ses pas en se dirigeant vers son salon. Là, elle découvre que la porte de bois et de papier ouverte permet d’apercevoir son jardin à l’assaut de l’eau ; une silhouette dérange la scène familière. Le parapluie noir cache le visage de l’homme qui se tient les pieds dans la boue. Le bruit des gouttes tombant sur l’objet résonne comme sur un tambour. Le long manteau obscur ne montre aucun détail de la silhouette humaine, excepté en son centre une chemise blanche qui apparaît en une longue ligne fine. En clignant des yeux, la tapisserie sur laquelle elle avait travaillé ce matin s’imprime sur ses rétines. Hachiko est aux abois.

« Sakamoto-san ? »

La voix de l’homme est inconnue. La jeune femme hoche de la tête. Une vibration dérange ses oreilles malgré le bruit de la pluie mais n’arrête pas l’homme :

« Je suis là pour une commande. »

Aucun mot ne sort de la bouche d’Hachiko.

« Saviez-vous que je viendrais ? »

Les yeux de la tisseuse glissent sur la chemise blanche qui apparaît timidement, ce long trait blanc entouré de reflets noirs.
Elle ne ment pas : « Oui. »

Il hoche la tête, elle le toise de haut en bas :
« Pourquoi vouloir une tapisserie ?
— Par curiosité…
— Si ce n’est que cela, j’ai bien peur que vous soyez déçu.
— Ce n’est pas ce que l’on m’a dit de vos œuvres. Combien ?
— Je n’ai pas dit que je le ferais. »

L’agaçant bourdonnement reprend de plus belle, et après un instant d’hésitation, l’inconnu porte enfin son attention sur la poche responsable du bruit. La lumière de son téléphone éclaire un visage dont l’âge est incertain. Après quelques minutes d’observation, l’éclairage numérique s’éteint, laissant à nouveau les protagonistes dans la pénombre du crépuscule.

« Je la veux immense, je payerais. » N’attendant pas qu’elle refuse à nouveau, il met la main à la poche pour en sortir une poignée de yens. Il s’approche pour déposer la liasse sur le bois de sa terrasse. C’est bien plus qu’elle n’en avait jamais reçu pour son travail.

« Ce n’est pas à vous de décider. » lui dit-elle.

L’homme ne s’arrête pas et dépose avec soin les billets sur le bois.

« J’en ai besoin et je suis pressé. »

Il désigne l’argent de la tête et rajoute : « Il y en aura plus. »

L’homme la dévisage un instant, il attend un signe de sa part mais elle reste immobile. Il finit par faire quelques pas en arrière.

« Je repasserais la semaine prochaine, même heure. »

Elle reste dans l’encadrement de la porte coulissante, l’observant retourner sur ses pas. Quand le bruit du moteur s’étouffe, elle attend encore plusieurs longues minutes avant d’enfin fermer le shōji. Cette nuit-là, elle trouve difficilement le sommeil.

Pivoines et soucis

Elle observe d’un œil las la liasse de billets qui traîne depuis sept jours sur les planches en bois de sa terrasse. Les coupures faites de coton gâchent la vue de son jardin, agrippant son regard à chaque fois. La semaine vient pourtant de passer en un clin d’œil, mais chaque jour elle a trouvé l’attente contraignante. Les billets dehors ont l’air d’avoir gonflé à cause de l’humidité ambiante. Pourtant, elle n’y a pas touché, si ce n’est en posant une pierre assez grosse pour éviter qu’ils disparaissent sous les bourrasques de printemps.

Ce qui perturbe Hachiko, et qui l’a perturbé toute la semaine, c’est l’hébétement qui l’habite depuis la visite de son dernier client. Seule sa dernière tapisserie faite de blanc et de noir a été beaucoup trop présente dans son esprit ; à tel point qu’hier soir, elle s’est relevée de son lit, presque fiévreuse, pour que ses mains tissent avidement pendant la nuit la tapisserie qu’elle n’a pas réussie à s’enlever de la tête.

Ce matin, elle se déplace jusqu’à sa salle de travail pour la retrouver sur la table. Elle est fidèle au brin près à celle de ses souvenirs. Hachiko pourrait presque croire que la semaine ne s’est pas écoulée, qu’elle a rendez-vous cet après-midi même avec la vieille dame. Elle range pourtant l’ouvrage dans un de ses tiroirs, sachant que même s’il est le seul qu’elle a vu depuis la visite de l’homme, elle ne peut pas lui donner. Cette réponse vient du passé.

Le reste de sa journée n’est que déambulations. La jeune femme est heureuse de ne pas avoir d’horloge à sa disposition, elle aurait pu rester accrochée à y regarder les aiguilles tourner pendant des heures.
Elle décide finalement de faire une marche en fin d’après-midi, laissant ses pieds errer à la place de ses pensées. C’est lorsque le jour se met à tomber qu’elle rebrousse chemin en direction de sa maison. Sur place, elle distingue une silhouette qui se tient droite devant sa terrasse, elle a l’air de fixer ce qui au loin ressemble à une pierre. Hachiko fait du bruit en sortant du couvert des arbres, l’homme se retourne. Cette fois, il n’a pas de parapluie pour cacher son visage et son costume beige le rajeunit. Elle s’approche sans précipitation, bien qu’elle ait passé la journée à attendre ce moment. Alors qu’elle arrive près de lui, il la salue. Elle répond. Elle détaille son visage après qu’ils se soient redressés, il la laisse faire. Elle se décide finalement, et s’approche de sa terrasse, enlève ses chaussures puis monte en laissant la plante de ses pieds se poser délicatement sur le bois. Elle fait quelques pas, puis s’arrête à une table basse entourée de coussins de chaque côté. Elle se baisse et laisse reposer ses genoux sur l’un d’eux, arrangeant son kimono jaune orné de pivoines et de soucis. Elle fixe l’homme qui la dévisage toujours alors qu’il est resté en bas. Il finit par jeter un œil à sa montre, puis se penche pour se déchausser et la rejoint pour s’asseoir en face d’elle. Quelques bourdonnements sortent de sa poche, il pose enfin une question pour les couvrir de sa voix :

« Dois-je comprendre que vous refusez ? »

Ses yeux se posent sur la liasse de yens abandonnés. Elle se sent tiraillée, aucune vision n’est apparue à elle, pourtant sa curiosité prend le dessus :

« Pas encore.
— Qu’est-ce qui vous retient dans votre choix ? »

Hachiko sourit :

« Nous n’avons pas discuté.
— Donc, cette conversation pourrait vous décider. »

Les yeux de la tisseuse parcourent son visage, ses cheveux, son cou, sa cravate rouge nouée autour d’une chemise blanche, elle cherche à s’accrocher à un détail, en vain. Elle finit par répondre : 

« Possible. »

L’homme soupire, puis détache sa veste pour l’enlever et la poser à côté de lui. Elle le regarde faire. Il fait des gestes méticuleux, puis croise les bras alors que de nouvelles vibrations font trembler le parquet :

« Bien. J’attends vos questions.
— N’est-ce pas vous qui êtes venu à moi ?
— Si, mais je ne comprends pas ces manigances. Je viens pour vous faire une commande et je paye un prix plus que conséquent… Pourquoi n’avez vous pas commencé ma tapisserie ?
— Ce n’est pas si simple, annonce-t-elle avec une grimace.
— Vous parlez en énigmes.
— Je vis seule. » répond-elle dans un souffle, cachant un petit rire, comme si cela excusait son défaut de conversation.

L’homme s’arrête quelques secondes, il tourne le regard et observe les alentours comme s’il les découvrait pour la première fois, prenant toute la mesure de ce qu’elle venait de dire. Tous les deux tendent l’oreille, comme s’ils recevaient un secret alors que le vent fait chanter les arbres. Leurs yeux se croisent et le monde semble suspendu pour une seconde. Des vibrations recouvrent le bruissement, elles martèlent les planches en bois.

« Comment cela marche-t-il ?
— Vous parlez de tissage ?
— Oui. Enfin pas vraiment, je parle de vos dons, le reste n’a pas vraiment d’importance, n’est-ce pas ? »

La bouche d’Hachiko s’affaisse, elle l’observe en silence, les mains posées l’une sur l’autre. Il ne s’arrête pas là :

« Ce n’est qu’un loisir de femme… Je suppose que vous pourriez tout aussi bien le graver du bout d’un bâton dans le sable ou de la pointe d’un pinceau.
— Vous payez ce loisir bien cher.
— C’est votre don que je paye. »

Cette fois ses lèvres se pincent, l’homme le remarque. Il se dérobe du regard accusateur d’Hachiko en relevant sa manche pour observer l’heure. L’objet doré se retrouve devant le rouge de sa cravate. La tisseuse fixe les formes qui se détachent l’une de l’autre, elles composent exactement le motif de l’une de ses tapisseries, elle ne peut oublier la couleur or des fils qu’elle avait choisis pour la réaliser. La vision se brise alors qu’il baisse son bras. La jeune femme se relève avec lenteur, marchant sans bruit sur son parquet. Elle prend congé. Malgré la délicatesse de ses pas, son cœur tambourine avec force dans sa poitrine, elle fait le souhait que ce dernier ne soit pas entendu, retenant presque son souffle. Elle passe devant l’inconnu qui lâche un soupir. Elle s’arrête devant l’ouverture, n’ayant pas encore posé le pied à l’intérieur de son salon. Dans un élan, elle annonce avec clarté :

« Je vais le faire. »

Elle ne lui laisse pas le temps de réagir, elle passe la porte, la glisse jusqu’à ce que le panneau claque d’un bruit discret. Elle reste là, le cœur battant. Elle sait que sa silhouette se dessine en ombres chinoises sur la paroi de papier, mais elle s’en fiche, elle guette les sons qui ne sont pas recouverts par les battements à ses oreilles. Elle entend le bois craquer, des pas dans l’allée, la portière d’une voiture et le lancinant bourdonnement d’un moteur qui finit par s’éloigner. Hachiko court alors jusqu’à son bureau. Elle ouvre ses tiroirs, cherche parmi ses rouleaux de fils. Elle s’arrête lorsqu’elle a trouvé ce qu’elle désire, elle pose les deux bobines dans sa paume : l’une est faite de fils dorés, l’autre d’un rouge coquelicot profond. Ses doigts se referment avec douceur, emprisonnant les brins dans sa main alors qu’elle expire un long souffle.

Coquelicots

Elle constate le lendemain matin que les billets sont toujours là. Il a donc accepté son offre. Elle soupire. Sa nuit a été agitée, peuplée d’or et de coquelicots. Elle déjeune à l’extérieur malgré l’air frisquet du matin, à la même place où elle s’est assise hier avec l’homme. Hachiko a les yeux perdus dans le vague, elle fait distraitement jouer ses baguettes entre les grains de riz. Haiiro se frotte à ses genoux, la sortant de ses rêveries, lui arrachant un sourire.

Cette fois-ci, elle n’attend pas une semaine. Elle se dirige vers sa salle de travail, bien décidée à tisser l’ouvrage qu’elle a aperçu hier. Elle veut comprendre. Elle veut savoir pourquoi ses visions reviennent. La tisseuse se met à jouer avec ses mains pour entremêler les fils, pianotant pour les nouer avec grâce. Ceux d’or se mélangent aux rouges, les recouvrant tel un ruisseau. Hachiko s’emporte, accélère le rythme de ses doigts, fait voler les brins, elle se sent prise dans une danse effrénée qui ne peut s’arrêter qu’une fois que la dernière note est jouée.

Lorsque la pression retombe, elle cligne des yeux. Fort heureusement, elle a eu tout juste assez de bobine pour finir. Elle souffle et lève la tête, s’apercevant avec surprise que la nuit est déjà là. Elle n’a ni mangé ni bu. Elle bouge avec difficulté, son corps est ankylosé par cette longue journée assise. Elle va directement se coucher pour un sommeil sans rêves.

Tulipes blanches

Le reste de la semaine passe dans une lenteur sournoise. Hachiko ne peut s’empêcher de se demander si le temps ne se jouerait pas d’elle après avoir été son allié si longtemps. L’homme n’a pas dit quand il repasserait, mais elle n’a pas compté les jours. Elle passe ses heures à scruter l’horizon, les feuilles, l’herbe… Elle cherche des détails dans tous les recoins de sa vision, espérant recevoir une réponse mais plus son esprit s’y fixe, plus Hachiko se sent perdue. Le manque de solution la questionne : a-t-elle donné les tapisseries aux mauvais destinataires ? Quelles conséquences cela a-t-il eues ? S’est-elle trompée ?

Un jour, après une journée à cogiter, elle n’y tient pas, il lui faut bouger ; elle se chausse et se dirige à pied vers le village en contrebas. Il lui faut de toute manière faire quelques courses, mais son véritable but est tout autre : elle a besoin de savoir si elle a fait une erreur.

Son sac rempli d’emplettes, elle erre dans le village à la recherche d’une maison bien particulière, une à la porte et aux volets bleus, dont le jardin est rempli de tulipes blanches. Elle la trouve après quelques pérégrinations mais certains détails lui font froncer les sourcils : les fleurs sont déjà fanées et les volets sont fermés en une si belle fin de journée de printemps. Elle toque à la porte en vain. La jeune femme finit par se diriger vers une passante pour lui demander si la vieille dame est là aujourd’hui.

« Oh… Laissez-moi deviner, vous êtes la jeune tisseuse qui habite plus haut sur la colline ?
— Oui, je suis Sakamoto Hachiko.
— Nakamura-san m’avait parlé de vous. Elle nous a quittés il y a quelques jours seulement. »

Hachiko ne dit rien, seul le silence peut témoigner de sa tristesse. La dame lui laisse du temps pour intégrer la nouvelle.

« Elle m’a dit que vous lui avez été d’un bon conseil, qu’après vous avoir vu elle se sentait sereine.
— C’est aussi l’image qu’elle m’a laissée. »

Elles sourient toutes les deux à cette pensée. Hachiko se retourne vers la petite maison en pierre :

« Que va-t-il lui arriver ?
— Ses enfants habitent en ville. Elle sera sûrement vendue dans les mois qui viennent. »

La tisseuse laisse son regard s’attarder sur la vieille façade, puis sur le jardin fané.

« Les tulipes… J’aimerais récupérer quelques bulbes pour les planter chez moi. Un souvenir, se justifie-t-elle. Vous pensez que je peux ? »

Elle ne reçoit pour seule réponse qu’un large sourire.

Belles-de-nuit

Hachiko ne s’est donc pas trompée. La tapisserie qu’elle avait créée pour la vieille dame lui était bien destinée. Elle se fixe sur cette pensée et tente de laisser son cœur lourd derrière elle, en bas de la colline. Elle essaye d’alléger chacun des pas qu’elle fait en direction de sa maison. Elle arrive près du champ de belles-de-nuit. Elles s’ouvrent à peine, saluant le jour qui disparaît. Juste après, derrière un arbre, la silhouette de la bâtisse en bois apparaît ainsi qu’une voiture qui commence à être familière. L’homme, lui, l’attend devant sa terrasse.

Alors qu’elle continue d’approcher, son cœur bondit de colère.

« Je ne l’ai pas encore, ce n’est pas la peine d’attendre.
— Que se passe-t-il ? »

Elle soupire, commence un mot, puis s’arrête. Elle voudrait dire qu’elle ne voit rien, qu’elle n’a aucune réponse, mais ce n’est pas tout à fait exact. Elle renonce et opte pour la vérité :

« Je n’en sais rien.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai appris la disparition d’une amie il y a seulement quelques heures… J’avais beau le savoir, c’est… plus tôt que ce que j’espérais. »

Il la fixe. Elle réalise que ce n’était peut-être pas exactement ce qu’il lui demandait. Elle a parlé de Nakamura-obasan sans y réfléchir. Gênée, elle fait traîner son regard, n’osant pas croiser ses yeux. Après un temps de silence, elle sent son corps se relâcher, elle renonce à se cacher :

« Je n’ai pas encore ce que vous voulez de moi. Je n’ai pas eu de vision. »

Il baisse la tête, croise les bras et évite son regard. Son ego piqué à vif, elle se dit qu’il va retirer sa commande mais il soupire, marche vers elle, la dépasse, se dirige à pas décidés vers sa voiture, ouvre la portière, rentre, allume le moteur et démarre. Hachiko le regarde bouche bée.

Elle rentre chez elle encore abasourdie. Elle s’agite avec des préoccupations banales : ranger ses courses, nourrir le chat, préparer à manger. Elle occupe ses mains pour éviter de faire monter la colère en elle. Elle qui s’est confiée, n’a eu que du dédain et de l’indifférence. Elle s’étonne d’entendre le moteur d’une voiture qui s’approche. Hachiko sort par la porte-fenêtre. L’homme s’avance, il a quelques sacs dans la main :

« On m’a toujours dit que dans des situations comme ça, il faut boire avec un ami. Donc…
— Nous sommes amis ?
— Vous êtes bien trop esseulée pour faire la fine bouche. » dit-il en lui souriant.

Elle fait la moue, puis chasse sa mauvaise humeur d’un sourire : « Je ne peux pas vraiment vous donner tort. Merci. »

Se mettre à table avec un inconnu est inhabituel, elle qui mange régulièrement seule. Elle voit l’homme déballer des paquets tout droit sortis d’un grand restaurant. Il lui présente un emballage dont le motif ressemble à s’y méprendre à l’une de ses tapisseries : deux poissons, l’un clair, l’autre sombre, se tournant sans fin l’un après l’autre. Elle se fige. L’homme décapsule une bière et lui tend.

« Il y a un problème ?
— Non, elle relève la tête en souriant et attrape la bouteille. Merci. »
Il n’a pas l’air de la croire car il lui jette de réguliers coups d’œil.
« Quel est le nom de votre amie ?
— Nakamura-san. »

Il lève sa bière. « À Nakamura-san. » Elle l’imite et trinque avec lui. La bière fraîche la détend, elle apprécie les quelques goulées qu’elle prend. Lorsqu’elle s’arrête, l’homme la dévisage :

« Sacrée descente…
— Des souvenirs d’adolescence. » dit-elle en vérifiant le niveau du liquide dans la bouteille en verre.

Il jette un regard autour de lui.

« Depuis combien de temps habitez-vous seule ici ?
— Je vis dans cette maison depuis mes dix-sept ans, mais je n’étais pas seule. C’est la maison de mon maître. Elle m’a aidée à affiner mon art.
— Le tissage.
— Oui, ma technique était trop limitée pour que je puisse m’exprimer comme je le souhaitais. »

Il souffle doucement et baisse les yeux :

« Sakamoto-san… J’ai été impoli la dernière fois que l’on s’est parlé. »
Elle l’observe et lui sourit avec délicatesse.
« Il est vrai que j’ai été blessée. Peut-être n’aurais-je pas dû. J’ai beaucoup repensé à cette discussion. À quel point la colère a teinté vos mots… je trouve que cela ne vous ressemblait pas.
— Nous n’avons pas beaucoup discuté. Vous savez pourtant ce qui me ressemble ?
— Ai-je-tort ? »

Il plonge ses yeux dans les siens, aucun des deux ne cille. Il finit par avouer : « Non ». Elle lève ses baguettes, les plateaux sont vides à l’exception d’un dernier sushi. Elle s’étonne, le repas est passé si vite !

« Prenez-le, lui dit-il.
— Vraiment ?
— Oui, c’est le vôtre. »

Le saumon fond sur sa langue. Elle ferme les yeux pour apprécier les saveurs. Lorsqu’elle les rouvre, il l’observe.

« Donc… c’est la maison de votre maître, disiez-vous ?
— Celle de ses enfants maintenant. Ils me laissent l’utiliser… Je me suis occupée de leur mère jusqu’à la fin.
— N’avez-vous pas peur qu’ils changent d’avis ?
— Je… n’y ai jamais pensé. »

L’homme l’observe avec un certain trouble dans les yeux, elle le voit hésiter avant de se décider :

« Si je peux me permettre… je trouve que cela est…
— Je ne suis pas inquiète. J’ai confiance. Et quand bien même, je trouverais une solution à ce problème quand il se présentera. S’il se présente. » rajoute-t-elle.

Il plonge dans ses pensées. Le silence s’installe, il est paisible et elle renonce à le briser. Pourtant, il lui manque une information importante : son nom. Elle se questionne sur la manière la plus polie de lui demander, trouvant étrange de ne s’enquérir de son identité qu’après avoir mangé avec lui. C’est finalement lui qui prend la parole, observant avec insistance la ville dont le ronronnement se fait entendre dans le lointain :

« C’est étrange de la voir d’aussi loin. Elle est différente, plus sereine. »

La jeune femme se lève et marche jusqu’au bout de sa terrasse pour se tenir droite et observer l’horizon.

« Oui… C’est ce qui m’a plu en venant ici.
— Vous y habitiez.
— Oui, mais là-bas le temps s’écoule différemment d’ici, il faut marcher au rythme d’une horloge, prendre le pas, chercher à rattraper le temps et ce toujours plus vite. Un jour… j’ai juste arrêté de marcher. »

L’homme s’est levé pour la rejoindre, il s’adosse à un poteau qui les sépare tous les deux. Quand elle se retourne, il l’observe en silence.

« Je viens de dîner avec vous et je ne connais même pas votre nom, c’est plutôt étrange ça aussi, vous ne trouvez pas ?
— Je vais vous avouer quelque chose, lui répond-il un sourire aux lèvres, dès que j’arrive ici, tout est étrange à mes yeux… »

Il observe les alentours puis relève la tête vers la Voie lactée.

« Mais tout est aussi bien plus beau. »

Elle l’imite et laisse son regard plonger dans le bleu infini de l’espace, cette profondeur qui leur rappelle tous les jours à quel point ils sont petits et perdus, à quel point ils sont uniques. Elle respire profondément, comme si elle s’imprégnait jusque dans ses cellules de ce calme cosmique. Les étoiles sont tellement brillantes qu’elles lui semblent tout près. Hachiko a l’impression qu’elle pourrait presque, en se mettant sur la pointe des pieds, les caresser du bout des doigts. Elle sent une douce puissance l’imprégner. La sonnerie d’un téléphone résonne. Elle soupire un peu plus bruyamment qu’elle ne l’aurait voulu. L’homme se déplace vers son veston pour stopper la machine mais le moment est déjà brisé.

« Désolé. Je vois bien que vous détestez de plus en plus mon téléphone ! » dit-il en plaisantant.
Elle affiche un sourire poli :
« Je n’en ai pas.
— Je sais. J’ai eu du mal à vous retrouver.
— Comment me connaissez-vous ? »

Les lèvres de l’homme se resserrent. Sa curiosité fait de nouveau un bond en avant lorsqu’il lui répond qu’il est temps pour lui d’y aller. Il longe la terrasse en bois jusqu’aux escaliers et les descend pour enfiler ses chaussures. Elle le suit et s’arrête en haut des trois marches. La tisseuse l’observe en silence s’en aller.

« Vous ne m’avez pas donné votre nom. »

Le jeune homme se retourne. Elle voit ses pupilles qui tressautent, ses sourcils qui se froncent. Sa bouche va former un mot mais il est sauvé par la sonnerie de son téléphone. Il préfère le décrocher plutôt que lui répondre. C’est la deuxième fois ce soir qu’elle le voit s’enfuir dans la nuit.

Lilas

L’été approche, elle le sent au soleil qui chauffe sa peau. Hachiko s’est laissée guider à quelques mètres de sa maison par Haiiro, son chat gris qui aime s’assoupir sous les arbres. Elle tourne en rond chez elle depuis plusieurs jours. L’homme était revenu, de semaine en semaine. Elle ne lui avait plus demandé son nom, ni d’où il la connaissait. En échange, il ne la pressait pas pour obtenir sa tapisserie. Elle lui avait raconté l’histoire de Nakamura-obasan, la tapisserie qu’elle lui avait faite, sa signification et la réalisation de cette vision. Elle avait ouvert son cœur car, malgré le manque de surprise, ce deuil lui était lourd à porter. Les dernières semaines avaient été mélancoliques pour elle, il l’avait donc écouté en silence déverser sa tristesse. Elle lui avait montré les environs, ils trouvaient tous les deux la paix dans ce rituel calme et précieux. Il avait beau revenir régulièrement, les jours à l’attendre passaient de plus en plus lentement.

Aujourd’hui, elle trompe l’ennui en somnolant dans l’herbe, se laissant porter par la respiration calme d’Haiiro. Elle a détaché ses longs cheveux noirs, ils reposent sur le sol tel une auréole autour de sa tête. Sous elle, la terre est chaude et solide mais les herbes fraîches viennent chatouiller sa peau. Elle se laisse glisser dans une douce torpeur. Le temps se ralentit, puis s’accélère.
Elle ouvre les yeux lorsqu’un bruit parvient à elle. Des pas. L’homme est là, l’observant avec curiosité. Il est au-dessus d’elle, attendant qu’elle dise un mot. L’ombre des feuillages crée le motif d’une tapisserie sur sa chemise blanche. La tisseuse n’en est pas étonnée, la détente totale de son corps adoucit son esprit. Elle lui sourit et il le lui rend.

« Vous semblez aller mieux.
— Oui, je suis plus apaisée.
— Tant mieux. » conclut-il.

La jeune femme se relève, elle arrange ses cheveux et époussette son kimono d’été blanc dont les motifs, des branches de lilas mauve, parcourent le tissu. Elle observe l’inconnu dans les yeux, il semble vouloir parler mais se ravise.

« Suivez-moi. » lui dit-elle.

Elle s’élance dans la forêt, pieds nus, appréciant la fraîcheur de la terre sur la plante de ses pieds. Alors qu’elle marche, les fleurs de lilas sur sa tunique s’agitent comme si le vent les faisait bouger. Elle ne se retourne pas, elle sent qu’il la suit à son rythme, elle s’arrête donc parfois quelques minutes. Elle lui pointe en silence les mystères qu’elle découvre sur le chemin, des secrets que la nature ne cache pas à ceux qui savent observer. Elle repère plusieurs motifs de tapisseries qu’elle a créés par le passé, elle ne s’en inquiète pas, savourant de retrouver ses ouvrages. La tisseuse accepte que cet inconnu ramène à elle d’anciennes visions, elle saisit ces souvenirs avec nostalgie et curiosité plutôt que crainte.

Arrivée au pied d’un ruisseau, elle l’attend. Il a enlevé sa cravate et déboutonné le haut de sa chemise, il a également remonté ses manches pour ne pas souffrir de la chaleur. Elle s’accroupit et trempe ses mains dans l’eau fraîche puis pose ses paumes sur ses joues, son front, dans son cou. Lorsqu’elle se retourne, l’homme l’observe, il s’agenouille pour l’imiter. Ils laissent leurs mains tremper dans le ruisseau, sentant l’eau glisser entre leurs doigts, grignotant petit à petit les barrières qu’ils se sont construites.

« Mon nom est Ito. Ito Kyūsaku.
— Je suis Hachiko. »

Elle baisse les yeux sur les mains de Kyūsaku, elle voit l’eau faire des reflets alors qu’elle rencontre sa peau, les tourbillons forment un motif qu’elle se souvient avoir tissé : des brins verts, bleu et blancs qui s’entremêlent pour former un long courant.

« Je ne sais pas comment ça marche. »

Son regard se perd dans les remous du ruisseau.

« L’avenir est écrit dans chaque parole et chaque geste, je vois et j’écoute juste assez. Lorsque je leur donne leur réponse, les gens ne peuvent pas s’empêcher de la suivre, pas parce que c’est immuable, mais parce que c’est exactement la réponse que leur cœur attendait. »

Elle fronce les sourcils.

« C’est différent avec vous… Je ne manque pas de réponses à vous donner, mais la signification m’échappe, j’ai l’impression de marcher à reculons. »

Le bruit du ruisseau remplit le silence, ils restent tous les deux immobiles, plongés dans leurs pensées. C’est Kyūsaku qui finit par briser leur contemplation, il lui faut rentrer. Ils reviennent sur leurs pas. Comme les dernières fois, Hachiko le raccompagne à sa voiture. La balade, l’eau du ruisseau, le regard d’Ito-san l’ont rendue sereine. Un sentiment gonfle dans sa poitrine et la submerge, elle se sent prête. Avant qu’il ne rentre dans son véhicule, elle l’interpelle :

« Revenez la semaine prochaine, j’aurais votre tapisserie.
— Sakamoto-san…
— Je le sens, elle sera prête… Je sais que j’aurais une vision bientôt, elle est toute proche.
— C’est trop tard. Je n’en ai plus besoin. Je voulais votre tapisserie pour m’aider à prendre une décision difficile… J’ai donné ma réponse, hier. Je venais aujourd’hui pour vous l’annoncer. »

Sa poitrine se serre. Il ne regarde pas son visage.

« Mais vous avez payé, je vous la donnerais quand même, c’est le contrat.
— Je ne reviendrais plus. »

Ito-san ouvre la portière et s’installe dans sa voiture. La tisseuse a l’impression que le temps lui a filé entre les doigts comme l’eau du ruisseau, elle sent son cœur se serrer devant l’impossibilité de le retenir.

« Nous sommes amis, vous pouvez revenir me voir. »

Les yeux de Kyūsaku se perdent vers l’horizon. C’est d’une voix douce qu’il lui répond :

« J’ai un mariage à préparer, je serais trop occupé. »

Il se tourne vers elle et la regarde enfin dans les yeux :

« Prenez soin de vous, Hachiko. »

Elle est incapable de répondre, elle ne peut que rester immobile alors que la voiture s’éloigne.

Narcisses et belles-de-jour

Elle étouffe. L’été est bien là et il est plus aride qu’elle ne peut le supporter. La chaleur a cette particularité de ralentir le temps, elle qui ne compte jamais les jours en vient à compter les heures, les minutes, les secondes.
Elle avait vu juste. Le soir où Ito-san lui a dit adieu, elle a eu une vision. Cette dernière est arrivée avec une amertume que son cœur n’avait jamais connue. Trop tard, le temps avait bien été son ennemi et il le restait depuis. Elle avait refusé de réaliser sa tapisserie, elle tenait sa résolution depuis des semaines, alors que l’image tournait à l’obsession. Elle était sûre de l’avoir déjà vu quelque part, mais sa mémoire était muette. La tisseuse évitait de remuer trop ses souvenirs, sous peine de réveiller la lourdeur qu’elle ressentait dans la poitrine. S’occuper avait été des plus difficiles, puisque tout ce qu’elle aimait ramenait des souvenirs douloureux : les balades en forêt, tisser, observer les étoiles, s’occuper de ses fleurs… Elle avait été témoin de la floraison des narcisses de son jardin, était ensuite venu le moment pour les belles-de-jour de s’ouvrir. Même lentement, le temps passait.

Un jour, pour s’occuper, elle se met à tisser sans y réfléchir. Elle crée les motifs qu’elle a aperçus lors de sa balade avec Kyūsaku. Des poissons dans un tourbillon sans fin. L’ombre des feuilles sur sa chemise blanche. L’impétuosité du ruisseau. Des lilas. Elle s’abandonne dans le travail, oubliant de temps en temps de manger ou d’aller dormir. Elle les réalise toutes, à la seule exception de la commande qu’elle a reçue. Elle se plonge dans le travail manuel, ses doigts bougent seuls, permettant à son cerveau de se reposer. Elle tisse jusqu’à l’épuisement.

Une nuit, alors que le sommeil lui échappe, elle se relève et se dirige vers son bureau. Elle cesse de lutter et ouvre la digue, elle laisse une vague la traverser : elle fait enfin danser ses mains dans un rythme effréné. Elle a tellement imaginé ce moment arriver que ses doigts prennent de l’avance sur ses pensées. Son corps se fait emporter par le courant, à la faveur de la nuit, elle laisse parler ses gestes pour alléger son cœur : même l’obscurité n’arrive pas à dissimuler l’explosion de couleurs qu’elle assemble.

À l’aube, alors que l’ouvrage est terminé, elle comprend enfin. Sous le choc, elle se lève. Malgré la fraîcheur du début du jour, elle suffoque. Elle ouvre les shōjis pour faire rentrer l’air, mais ce n’est pas suffisant. Elle traverse à grands pas sa terrasse et descend dans son jardin. Elle marche jusqu’à la forêt puis lâche les brides et finit par courir de toutes ses forces. Les bois qui sont d’habitude calmes semblent différents dans la pénombre du petit matin, ils lui paraissent austères. Des branches griffent sa peau et s’accrochent à son kimono, ses pieds s’engourdissent sur le sol froid du sous-bois. Elle continue néanmoins de courir jusqu’au ruisseau qui bat à pleine vitesse, comme son cœur. Hachiko s’arrête enfin, reprend sa respiration. Elle tombe à genoux près de l’eau, y trempe ses mains qu’elle pose sur ses joues pour calmer le feu qui les ronge. Petit à petit, sa colère se transforme.

Zephyranthes

Hachiko s’est préparée, elle a lavé son visage et a coiffé ses cheveux, elle a sorti son plus beau kimono, celui orné de zephyranthes d’un rose profond. Elle l’a enfilé comme on enfilerait une armure. Elle a soulevé la pierre qui retenait la liasse de billets. Au village, très tôt ce matin sur le marché, elle a retrouvé la voisine de Nakamura-obasan. Cette dernière l’a aidée à se diriger jusqu’à la gare la plus proche ainsi qu’à retrouver Ito Kyūsaku.

Dans le train, elle sent la chaleur étouffante s’intensifier à mesure que la ville approche. Elle repense à Ito-san, il n’était pas difficile à trouver : le jeune prodige dont le mariage avec la fille d’une des familles les plus riches du pays signe le rapprochement de leurs deux sociétés. Une alliance prolifique, titraient les journaux. Elle ne lui a jamais vu le sourire présent sur la photo du magazine, mais comme une mauvaise note, celui-ci lui avait donné la migraine.

L’arrivée sur le quai est un calvaire. La foule se presse autour d’elle, elle la sent grouillante et impérieuse, elle se fait submerger tel un rocher sous les vagues. Elle tente de se faufiler dans le courant. La tisseuse finit par marcher en rythme, avec la foule, pour réussir à avancer vers son objectif. Elle prend peur de la vitesse à laquelle elle se conditionne à suivre le pas.
Le métro est également une épreuve qui se dresse devant elle. Hachiko absorbe tous les sons, les voix, les lumières, les musiques, les odeurs, les néons qui dansent devant ses yeux… Tout est une agression. Elle regrette sa terrasse, sa maison qui lui permet d’être une spectatrice lointaine de cette cohue. Le manque de sommeil la rend encore plus fragile. L’extérieur n’est pas plus calme, même si elle peut au moins y voir le ciel.
Elle se dirige vers le centre économique. Avec son kimono, elle se sent venue d’un autre temps. Costumes et talons hauts, elle dénote au milieu de toutes ces nuances de gris. Malgré cela, elle avance. Elle se faufile dans le hall d’un immeuble, puis dans un ascenseur. Elle grimpe les étages d’une des plus hautes tours de la ville, cela lui donne le vertige.
Elle marche vite dans les couloirs, son instinct la guide. Elle lit les noms sur les portes des bureaux, avançant dans ce dédale. Lorsqu’elle arrive devant le nom d’Ito Kyūsaku, elle ouvre la porte sans frapper, s’introduit dans le bureau et ferme derrière elle. Elle se remet à respirer plus facilement une fois la porte close, comme si le brouhaha du monde avait été mis de côté. D’un geste, elle verrouille le loquet pour accentuer la distance entre cette pièce et le reste de la ville.
Elle se retourne enfin, il s’est levé de sa chaise et l’observe comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Hachiko fait quelques pas vers lui, elle aimerait lui sourire mais elle n’arrive pas à esquisser le geste.

« Qu’est-ce que vous faites là ? »
La tisseuse se dirige vers une chaise pour s’y asseoir.
« J’ai terminé votre tapisserie.
— Je n’en veux pas. Partez, s’il vous plaît, vous me dérangez.
— Je ne suis pas là pour vous la donner. »

La jeune femme obtient le silence. Ito-san s’assoit dans son fauteuil et ne la quitte pas des yeux.

« La réponse que vous attendiez de moi n’était pas dans le futur, n’est-ce pas ? C’est pour ça que je ne voyais que des images du passé. »

L’homme garde la bouche close.

« J’aurais dû te reconnaître… Maintenant que je le vois c’est tellement évident… Tu lui ressembles.
— Ma mère…
— Elle était ma voisine, ma meilleure amie, ma bouffée d’oxygène… J’avais dix-sept ans, elle vingt-cinq. Avant elle, je n’avais ma place nulle part. Avec elle, j’avais trouvé quelqu’un qui était mon miroir, quelqu’un qui faisait écho à ma détresse.
— Elle n’était pas malheureuse.
— Elle t’a eu si jeune… Tu avais déjà neuf ans quand je vous ai connus. Tu te souviens de cette époque ?
— Peu d’elle, murmure-t-il. J’ai oublié. Je me souviens juste qu’elle riait beaucoup, qu’elle chantait.
— Elle avait une voix magnifique.
— Je me souviens très bien de vous, ma mère me disait que vous aviez un don…
— Elle aimait le dire oui, et j’aimais la croire.
— Et un jour vous n’étiez plus là. Je me rappellerai toujours la réaction de ma mère ce jour-là.
— J’avais eu… une vision. En réalisant mon tissage, j’ai compris qu’il fallait que je parte, que je suive mon instinct et que je vive ailleurs. J’ai abandonné mes études et ma famille, c’était le choc pour ta mère. Nous nous supportions dans nos épreuves et en quelques jours je n’étais plus là. Elle prenait la chose avec aigreur et rage, je la trahissais. Je voyais une âme si brillante et resplendissante s’éteindre à petit feu… je ne pouvais pas le supporter. J’ai voulu convaincre ta mère qu’elle devait aussi se libérer de cette vie, qu’elle pourrait suivre son cœur, alors…
— Vous lui avez donné la tapisserie.
— Oui.
— Un oiseau aux multiples couleurs volant dans le ciel.
— Une brève à ailes bleues, libre dans le ciel.
— Vous lui avez dit que c’était la sienne. »

La gorge d’Hachiko se serre, des larmes perlent à ses yeux :

« Oui.
— Elle vous faisait confiance…
— Je voulais lui donner de l’espoir. Lui montrer qu’elle pouvait voler si elle essayait.
— Savez-vous qu’elle m’a abandonnée peu après votre départ ? »

Sa poitrine se serre tellement qu’elle peine à respirer.

« Que s’est-il passé ?
— Elle m’a déposée chez mes grands-parents et elle est partie. Elle m’avait promis de venir me chercher, elle ne l’a jamais fait. Votre tapisserie… est la seule chose qu’elle m’ait laissée. »

Elle le dévisage, elle lit la peine marquée dans ses pupilles, elle voit ses lèvres qui hésitent à former les mots, puis :

« Elle s’est suicidée quelques années après. »

Hachiko place sa main devant sa bouche, elle tremble :

« J’ai fait une terrible erreur, je suis désolée.
— Ce n’est pas suffisant ! »

Il s’est levé et a haussé la voix, Hachiko est soufflée par la colère qu’il retient.

« Être désolé n’est pas suffisant. »

Elle n’arrive pas à retenir les larmes, elles perlent à ses yeux sans fin. Elle tente de pleurer en silence mais quelques sanglots s’échappent. Elle essaye de reprendre un semblant de souffle et de maîtriser sa voix, mais le timbre est plus tremblant qu’elle ne le voudrait :

« Kyūsaku, pourquoi es-tu venu me voir ?
— Pour ça, lance-t-il avec dédain. Je voulais vous le dire. Je voulais vous voir pleurer, je voulais vous voir dévastée, je voulais que vous me suppliiez de vous pardonner. Je vous détestais. »

La tisseuse déglutit avec difficulté :

« Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Pourquoi ne m’as-tu pas confronté dès le premier soir ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi m’as-tu traitée avec douceur et gentillesse après tout ce que je t’ai fait ?
— Je… ne sais pas. »

Il inspire : 

« C’était… différent de ce que je m’étais imaginé. Vous étiez différente. C’est devenu… difficile de vous détester. »

Elle le regarde dans les yeux, les joues inondées de larmes. Il ne doit pas supporter cette vue car il baisse la tête. Hachiko ne voit plus son visage.

« Arrêtez de pleurer… s’il vous plaît. »

Elle tente de répondre à sa demande et sèche ses larmes avec la paume de ses mains, mais les sanglots reviennent. Elle perd son regard dans le vide, tentant désespérément de calmer ses pleurs. Le temps s’étire, le débit se calme, se tarit puis s’arrête. Lorsqu’elle relève la tête, elle note qu’il a fait preuve de pudeur : il s’est retourné et regarde par la fenêtre. Son attention semble accaparée par l’horizon. Hachiko inspire pour se donner le courage de briser le silence. Elle n’a pas fini ce qu’elle est venue faire ici, il lui reste quelque chose à dire :

« Pourquoi m’as-tu demandé une tapisserie ?
— Pour vous coincer… Je ne sais pas.
— Pour le mariage ?
— Hachiko… je ne veux pas en parler.
— Il faut en parler.
— Non.
— Voulais-tu une réponse ?
— Non. Je ne crois absolument pas en vos conneries. Partez.
— Tu voulais une échappatoire ?
— Ce mariage est une chance, la meilleure alliance que je pouvais espérer, c’est quelque chose qui vous dépasse, je n’ai besoin d’aucune échappatoire. »

Il se retourne et en quelques pas il est près d’elle, il attrape son bras. Sa main se referme sur les zephyranthes qui ornent sa robe, les froissant, elle y voit là une ancienne tapisserie. Son cœur semble aussi lourd qu’une enclume. Elle peine à respirer.

« Et je ne suis pas ma mère. Barrez-vous maintenant. »

Il la soulève de son siège et la traîne vers la sortie de son bureau. La jeune femme plaque sa paume contre la porte pour la maintenir fermée.

« Moi non plus. »

Elle le sent frémir. Elle reprend son souffle, son cœur sprinte dans sa poitrine. Elle lève les yeux pour croiser ses pupilles.

« Je t’attendrais. Près du ruisseau. À l’ombre des arbres. En regardant les étoiles. En tissant. Je ne partirais pas. »

Lorsque la porte se referme derrière elle, sa poitrine se serre. Elle se dit qu’elle ne reverra plus jamais Ito Kyūsaku.

Ylang-Ylang

L’été n’a pas fini d’être suffocant, bien qu’il se termine. Hachiko se demande si la température est vraiment plus élevée que les années précédentes ou si son état d’âme rend la chaleur bien plus compliquée à supporter. Elle n’avait jamais connu le manque, elle le trouve bien douloureux. Malgré cela, elle a décidé d’embrasser les émotions qui la parcourent. Certaines sont laides, d’autres vaines, pourtant elle les accueille avec patience. Après son excursion en ville, elle a replacé la liasse de billets au même endroit, elle l’a bloquée avec le même caillou. Elle l’évite du regard à chaque fois qu’elle passe devant.

Elle a symboliquement sorti chaque tissage qu’elle a reproduit ses derniers mois, les exposant pour continuer à les faire vivre. Elle n’a jamais rangé la tapisserie de Kyūsaku, elle est restée sur la table de travail, elle attend son propriétaire : deux brèves aux ailes bleues, au cou blanc, au ventre d’or, à la queue rouge, au dos vert, volant libres dans le ciel. Elle n’a pas tissé depuis des semaines.
Hachiko s’est plongée dans l’entretien de son jardin. Elle ramasse les fleurs fanées, arrose, arrange… Elle n’a jamais été aussi méthodique.

Ce soir-là, elle profite du crépuscule pour arroser les plants. Elle inspire avec joie l’odeur de la terre humide ainsi que le parfum des fleurs d’ylang-ylang jaunes, une douce senteur qui ressemble à de la vanille épicée. Elle passe la pulpe de ses doigts sur les feuilles et les branchages, elle se perd dans ses pensées. Un bruit la fait pourtant sursauter. Elle a entendu le moteur d’une voiture, elle reste immobile, le sang commence à battre à ses oreilles, elle guette d’autres bruits.

Au claquement d’une portière, elle lâche son arrosoir. Son cœur s’emballe avant même qu’elle réalise ce qu’il se passe. Elle sent que ses jambes vont se dérober sous elles, pourtant, elles avancent d’elles-mêmes. Plus Hachiko tente de garder la tête froide, plus les émotions explosent dans sa poitrine. Elle se met à courir en direction de sa maison, laissant ses cheveux libres au vent. La jeune femme enjambe avec grâce les trois marches de sa terrasse, elle profite de l’ouverture en grand des shōjis pour parcourir les pièces. Elle traverse sa maison. De ses foulées, elle martèle son parquet aussi vite que son cœur bat. Elle arrive sur le devant de la bâtisse, s’arrêtant juste après la porte de son salon. Elle dévore des yeux la silhouette familière d’Ito Kyūsaku. L’homme accélère le pas jusqu’aux marches. Il s’arrête là et la contemple.

« Hachiko… Je… voulais te dire… »
Il souffle doucement, elle frémit.
« Je suis désolé j’ai mis du temps.
— Tout va bien, je t’attendais.
— Le mariage… il n’y en a plus… C’est ce que j’étais venu te dire. »

Le bruissement des arbres attire l’attention d’Hachiko. Elle voit deux brèves à ailes bleues s’envoler ensemble. Un poids quitte sa poitrine et elle sent qu’elle s’envole à son tour. Elle lit dans les deux formes qui s’éloignent des secrets qu’elle seule peut comprendre.

« Pour l’instant », murmure-t-elle avec délicatesse.

Elle baisse de nouveau les yeux sur lui, les lèvres de Kyūsaku dessinent un sourire qu’il tente de contenir. Il ose enfin s’approcher plus et en quelques mouvements, il grimpe les trois marches qui les séparent. Face à lui, elle lève sa main et il vient coller sa paume contre la sienne. Leurs doigts s’entremêlent, leurs peaux glissent l’une contre l’autre, comme l’eau fraîche du ruisseau. Il se penche vers elle, assez pour qu’elle sente son souffle sur ses lèvres. Au loin, deux brèves chantent haut dans le ciel.