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Souvenir d'enfance

22/06/2021

Temps de lecture estimé : 3 minutes

Auteur

Catherine

Depuis son fauteuil, la vieille dame observe le jardin par la porte-fenêtre. C’est une froide journée d’hiver. Les arbres sont nus, la terre gelée. Dans quelques jours, on lui fêtera son quatre-vingt-onzième anniversaire. Elle vit chez sa fille depuis quelques années. Elle a dû quitter le village où elle est née et où elle vivait depuis son veuvage.

La vieille dame repense à son village situé en Drôme provençale. Elle se remémore le chant des cigales et le parfum des distilleries de lavande ou de lavandin qui embaumait l’air à l’époque.

Puis son esprit vagabonde et elle repense à ses parents, sa sœur et son frère avec qui elle a partagé ses souvenirs d’enfance et se dit que perdre ses parents, c’est mourir un peu.

Elle est née en février 1911 à La Motte-Chalancon. Son père est le médecin de ce grand village. Lui et sa femme sont originaires d’Aix-en-Provence. Son frère, Raymond, et sa sœur, Simone, ont onze ans de plus qu’elle. Elle s’appelle Yvette, ou Vévette et parfois les jumeaux et leurs amis la surnommaient « Poison ».

Son père s’appelait François et sa mère Thérèse. La sœur de sa mère, Anaïs, vivait avec eux. Son père consacrait beaucoup de temps à ses malades. Pour aller les soigner dans les fermes isolées, il devait parfois faire de longs trajets à pied dans la montagne. Sa mère l’assistait parfois en qualité d’infirmière.

Tante Anaïs s’occupait d’elle mais elle n’était pas très sage et même assez terrible, surtout le matin pour s’habiller et se coiffer. C’était toujours la grande bagarre.

Elle admirait ses frère et sœur et voulait les suivre partout, d’où son surnom « Poison ». Sa sœur a adoré les animaux toute sa vie et elle la revoit nourrir au biberon un petit cabri orphelin qui est devenu l’animal de compagnie de la famille, la chèvre Mona.

Elle ne se rappelle pas l’été de la mobilisation, juillet 1914, elle n’avait que quatre ans. Son père est parti, comme tant d’autres. Son statut de médecin lui conférait le grade d’officier, mais ses positions anti-guerre ont failli lui coûter la rétrogradation en soldat de seconde classe.
Son père disait : « Ils partent la fleur au fusil, en pensant être de retour dans un mois. La guerre sera longue et meurtrière. » Elle fut en effet longue et meurtrière.
Son père a soigné les blessés, quelle que soit leur nationalité, que ce soit sur le front ou dans les trains sanitaires, véritables hôpitaux roulants. Il reviendra en mai 1917, victime de la fièvre typhoïde.

Dans le village, il y eut la réquisition des chevaux, des véhicules. Les femmes et hommes âgés ont dû remplacer les hommes partis au front dans toutes les tâches du jour au lendemain, et notamment pour faire les moissons en cet été 1914.

Puis, les années sont passées avec leur lot de deuils, d’attente dans la peur de mauvaises nouvelles, l’envoi de colis et de lettres, les sacrifices consentis pour fournir l’effort de guerre.

Le village a accueilli des habitants du nord de la France dont les villes ou villages étaient dans les zones de combat. Elle se souvient de la nouvelle amie de sa sœur, originaire du Pas-de-Calais. Après la guerre, elle est repartie chez elle, et n’a plus donné de nouvelles. Puis, dans les années 1975, elle est revenue passer ses vacances d’été au village, et ce jusqu’à sa mort, pour fleurir la tombe d’un jeune homme mort au front qu’elle n’avait pas oublié.

En 1916, la petite Yvette est restée seule avec sa mère et sa tante Anaïs. Son frère était en internat à Nyons, la petite ville située à trente kilomètres. Simone était partie à Toulouse chez sa tante pour s’occuper des soldats convalescents. Un docteur retraité était venu remplacer son père au village.

En mars 1917, elle a six ans et demi. Elle accompagne sa mère et elles prennent la correspondance pour Nyons. Le véhicule s’arrête dans chaque village pour prendre des passagers.

À un arrêt, ils montent. Elle n’oubliera jamais son visage. C’est un soldat, il est mal rasé, l’air hagard, encadré par deux gendarmes armés et enchaîné à eux. Le silence se fait immédiatement dans le bus. Il règne une atmosphère d’angoisse. Personne ne regarde personne. Sa mère la serre contre elle et fait comme les autres.

Yvette, elle, regarde les trois nouveaux venus et surtout les armes des gendarmes qui lui font peur. Puis elle regarde l’homme enchaîné. Il est résigné et il a honte. Yvette entend beaucoup parler de la guerre autour d’elle. Mais ce qu’elle voit en ce moment, est-ce que c’est aussi la guerre ?

Alors, sa voix résonne dans le véhicule :
— Maman, pourquoi le soldat, il a des menottes ?
— Chut ! Tais-toi !
— C’est un Allemand ?
— Tais-toi ! Tais-toi donc !
— Mais, maman ?
— Chut ! Chut ma chérie, je t’en prie, tais-toi ! Tais-toi !

Photographie d'époque, Yvette au centre, sa sœur Simone à gauche et ses parents à droite
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